Des jésuites aux frontières, une spiritualité en mouvement
Pasteurs, missionnaires, théologiens, philosophes, enseignants, mais aussi chercheurs scientifiques, artistes ou conseillers des princes, et même pape, les jésuites ont revêtu tous les rôles au cours de l’histoire. Admirés ou détestés, ils cristallisent souvent les passions.
Avec son confrère Pierre Emonet, Bruno Fuglistaller est un des éditeurs d’un livre à paraître aux Editions St-Augustin consacré à la spiritualité ignatienne et à l’aventure de la revue des jésuites de Suisse romande choisir publiée de 1959 à 2022.
Ce livre boucle en quelque sorte l’aventure de la revue des jésuites de Suisse romande choisir.
Bruno Flugistaller*: L’objectif était d’abord de remercier les personnes qui ont permis l’aventure de la revue choisir durant ses plus de soixante ans d’existence de 1959 à 2022. Il s’agit aussi de mettre en évidence un des aspects de la revue qui était de faire découvrir la spiritualité ignatienne en donnant, dans la première partie de l’ouvrage, quelques clés de compréhension et en présentant ensuite le portrait de quelques jésuites qui ont marqué l’histoire de leur époque.
Nous avons donc fait un choix et Lucienne Bittar, ancienne rédactrice en chef, a fait le travail éditorial et iconographique à partir d’articles de divers auteurs suisses et étrangers qui ont collaboré à choisir.
Ces contributions montrent comment la spiritualité jésuite s’incarne dans les diverses époques et les diverses situations.
Tous ces personnages témoignent de l’engagement des jésuites, dans le monde théologique, philosophique, mais aussi scientifique, artistique, littéraire et politique. Ils rendent compte de ce désir d’entrer en dialogue avec le monde pour lui transmettre Jésus-Christ. La sélection des portraits s’est faite en privilégiant des personnages qui ont marqué l’histoire de la compagnie de Jésus, souvent aux frontières ou dans les marges. Avec la Chine de François Xavier et de Matteo Ricci, les procès de sorcières de Friedrich Spee dans l’Allemagne du XVIIe siècle, la cosmologie de Teilhard de Chardin ou la théologie d’Henri de Lubac.
La vision est donc très large.
La revue choisir a eu dès le départ une dimension universaliste avec de nombreuses contributions venues de collaborateurs étrangers, d’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie. Elle voulait dépasser le cadre de la Suisse romande. Le Concile Vatican II a joué un rôle important dans cette dynamique d’échanges.
choisir s’est arrêté, mais nous devons ouvrir un nouveau chapitre pour perpétuer cette présence au monde, par exemple à travers les réseaux sociaux et internet. C’est une sorte de passage de témoin. La presse écrite est en crise, il faut imaginer d’autres médias.
Dans quelles circonstances la revue choisir est-elle née?
Pour des raisons historiques, les jésuites n’avaient plus d’institutions d’enseignement depuis le XIXe siècle. Ils s’étaient donc orientés vers d’autres apostolats comme la prédication de retraites, l’accompagnement spirituel, l’aumônerie et les médias. Officiellement jusqu’en 1973, date de l’abolition des articles d’exception, les jésuites n’avaient pas d’existence légale en Suisse. La revue choisir est née en 1959 dans ce contexte ›d’interdiction’ et au moment de l’annonce du Concile Vatican II par le pape Jean XXIII.
«Chercher et trouver Dieu en toutes choses»
La première partie du livre présente la méthode jésuite. Que doit-on en retenir?
Tout au début des Exercices Ignace évoque ce qu’il appelle un présupposé. Dans une dialogue, il s’agit de toujours chercher à ›sauver’ la proposition de l’autre. Donc de voir en priorité les aspects positifs, pour ensuite corriger les aspect négatifs. Le deuxième élément est celui du ›principe et fondement’ c’est-à-dire que l’être humain a été créé pour louer et servir Dieu dans sa création. Dieu doit être glorifié en toutes choses, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, dans la gloire comme dans l’opprobre. Face à la réalité telle qu’elle existe, le jésuite aura d’abord un préjugé favorable, tout en restant focalisé sur la relation privilégiée de l’être humain à Dieu. On peut le résumer dans la formule: ›chercher et trouver Dieu en toutes choses’.
L’expérience occupe la première place dans cette démarche.
Ignace relève que Dieu se manifeste en nous à travers ce qu’il appelle les ›mouvements intérieurs’. Cette définition va au-delà des émotions et des sentiments, mais remonte aux échos suscités en nous par la rencontre des événements et des personnes. Ce qui est de l’élan, de la joie de la confiance est un signe de l’action et de la présence de Dieu. Ce qui est de l’ordre du repli de la raideur est le signe d’une force négative. Il s’agit alors de discerner par la raison le chemin que Dieu nous appelle à prendre. Les exercices sont là pour aider à décoder et à prendre conscience de ce qui nous anime. L’expérience est donc fondamentale.
Un autre aspect de la spiritualité ignatienne est la notion de frontières, de limites.
Ignace a clairement cette idée d’aller là où personne d’autre n’a été. D’où cet intérêt pour les autres cultures, la volonté d’envoyer des gens au Japon, en Chine ou en Amazonie. Puis plus tard vers d’autres domaines, comme les pauvres et les marginaux, le dialogue avec l’athéisme, l’accueil des réfugiés ou la préservation de la création. Ce qui n’exclut pas des apostolats plus traditionnels en paroisse ou dans l’enseignement. La notion de disponibilité fait partie de l’ADN des jésuites.
De là découle aussi la très grande variété de profils des jésuites, des plus conservateurs aux plus progressistes. Il y a autant de manières d’être jésuite que de jésuites. Cette ›plasticité’ n’est pas toujours bien comprise de l’extérieur.
Les divers portraits de jésuites illustrent la notion d’inculturation.
L’inculturation, selon le terme actuel, est une notion déjà présente dans les Constitutions d’Ignace. Il dit que la transmission de la foi doit être adaptée en fonction des temps et des personnes. Dans les Exercices, nous avons quelque chose de très structuré, très cadré, mais toujours avec une liberté d’adaptation, pour entrer en contact aussi bien avec les tribus amazoniennes qu’avec la cour de l’empereur de Chine.
«Où est le plus grand besoin? Où peut-on porter le plus de fruits, être le plus féconds en vue du Royaume?»
Dans les Constitutions Ignace livre des critères: où est le plus grand besoin? Où peut-on porter le plus de fruits, être le plus féconds en vue du Royaume? La formation dans les collèges, si importante pour l’ordre, répond à ce deux critères. Il s’agit de former des jeunes qui pourront être envoyés dans le monde.
Les jésuites traînent derrière eux une légende noire.
Oui c’est vrai, les jésuites sont souvent vus comme les opposants à la Réforme et comme les éminences grises des cours européennes qui ourdissent les complots. Il existe toute une littérature sur le sujet. En 1973, lors du vote sur l’abolition des articles d’exceptions, resurgissent encore les caricatures du XIXe siècle qui présentent les jésuites comme des séditieux prêts à envahir la Suisse. Cela nous colle un peu à la peau. On considère volontiers que pour un jésuite la fin justifie les moyens, ou encore que les jésuites prônent le relativisme. (cath.ch/mp)
Pierre Emonet et Bruno Flugistaller (éds) : Des jésuites aux frontières, une spiritualité en mouvement, Editions Saint-Augstin 2024.
*Bruno Fuglistaller travaille aujourd’hui pour la pastorale des chemins de l’Eglise catholique à Genève, c’est-à-dire la catéchèse, le catéchuménat des adultes et la formation. Il est actif également au sein de l’Atelier oecuménique de théologie (AOT) et donne quelques coups de mains à l’aumônerie des étudiants du Foyer St-Boniface. Il reste enfin présent pour l’animation de retraites et des exercices ignatiens.
Encore deux maisons en Suisse romande
Les jésuites ont encore deux maisons en Suisse romande à Notre-Dame de la Route, à côté de Fribourg, et à Genève. «Mais il est vrai que nous n’avons pratiquement plus de recrutement, admet Bruno Fuglistaller. Nous faisons partie depuis 2022 de la province d’Europe centrale, dont nous sommes un petit appendice francophone. Nous vivons quelque chose de l’ordre du dépouillement.»
«Il y a peut-être un autre aspect. Nous sommes perçus comme très ouverts au monde. Or les jeunes qui découvrent ou redécouvrent la foi attendent des repères affirmés et voient cette ouverture avec scepticisme dans une démarche plus identitaire.» MP