Les enjeux de pouvoir dans la coopération au développement
Les enjeux du partage du pouvoir ont été au centre du forum d’action 2024 de l’Action de Carême (AdC) réuni à Lucerne le 6 septembre. Ou comment les populations du Sud peuvent-elles passer du statut d’assistées à celui de partenaires.
Comment une oeuvre d’entraide parvient-elle à surmonter les anciens schémas de pensée, à promouvoir le partage du pouvoir et à favoriser une plus grande participation des parties prenantes dans les pays du Sud? Telle était la question abordée par la cinquantaine de participants venus de Suisse et des pays du Sud, rassemblés dans le cadre insolite de l’ancienne piscine couverte de Neubad reconvertie en centre culturel.
Partager le pouvoir
Le thème du pouvoir est une constante en Église et dans la coopération au développement. En 1993 déjà l’Action de Carême avait choisi pour slogan de sa campagne annuelle ›Partager le pouvoir’ (Macht teilen). En allemand le terme ›Macht’ a une connotation clairement négative, tirant vers l’autorité, la domination, l’abus. Le français pouvoir est plus neutre et l’anglais ›Power’ se situe plutôt du côté de la puissance de la force. C’est sur ce chemin, du négatif vers le positif, que l’AdC veut s’engager.
«Dans sa stratégie 2024 l’AdC détermine trois mots-clés : dignité, respect et confiance», a relevé Lucrezia Meier-Schatz, présidente du Forum de fondation de l’oeuvre d’entraide catholique. Naguère on parlait d’aide au développement, aujourd’hui on préfère le terme coopération, mais on reste dans des dynamiques de pouvoir.
Pouvoir ou service?
«La question du pouvoir commence déjà dans notre rapport à la nature: l’homme greffe des arbres pour obtenir des fruits, il élève des vaches pour le lait, et du poulet pour la viande», relève Thomas Wallimann, directeur de l’institut Ethik 22. Dans la société comme dans l’Eglise la notion de pouvoir reste centrale.
Comment le pouvoir est-il partagé? Dans une conception égoïste, le pouvoir est la manière d’imposer sa volonté aux autres. Le puissant fait du moins fort son sujet, voire son objet. L’éthique chrétienne le définit comme service à la communauté. Le pouvoir, basé sur une relation, sert à gérer une collectivité. Il doit donc être partagé.
Dans cette démarche l’éthicien propose les panneaux indicateurs de l’enseignement social de l’Église. Le premier est le principe de personnalité. Chaque personne est créée à l’image de Dieu et dispose d’une dignité propre. Même si nous disposons de l’argent et du pouvoir, ce principe doit prévaloir.
Le deuxième panneau est celui de la solidarité avec une attention particulière envers les plus démunis. Une solidarité qui ne s’arrête pas aux frontières de sa commune ou de son pays.
La subsidiarité constitue le troisième indicateur. Bien connue dans le système politique suisse, elle signifie que chacun est responsable à son niveau, selon ses capacités. Ce principe explique par exemple que les riches payent plus d’impôts que les moins fortunés.
La durabilité constitue aussi aujourd’hui un des principes fondamentaux, dans le sens de la préservation de la ›maison commune’ développée par le pape François dans l’encyclique Laudato si.
Thomas Wallimann y ajoute le critère de l’enracinement. Dans quel sol, quelle spiritualité suis-je planté de manière individuelle et collective? Cet enracinement est-il profond ou superficiel?
Il en ressort que le pouvoir ne peut pas être simplement nié, car il est nécessaire pour la vie en commun, mais il doit être exercer comme un service.
Transparence et confiance
Plusieurs représentants de pays du Sud (Congo, Inde, Kenya, Afrique du Sud) ont également apporté leur expérience et leur éclairage lors de tables-rondes et de discussions en groupe. «Aujourd’hui les communications par internet offrent l’immense avantage d’un contact immédiat et direct entre partenaires», reconnaissent Huguette Minani Chito et Germain Nyembo coordinateurs de l’AdC pour la République démocratique du Congo (RDC). Une information qui circule bien est un facteur de confiance important. La transparence, y compris en matière financière, est aussi une des bases d’un partage équitable du pouvoir. «Mais tout le monde ne fait pas tout. Chacun connaît ses rôles et ses responsabilités.»
Une position également défendue par Aja Diggelmann, coordinatrice pour la RDC et le Burkina Faso au sein de l’AdC. Si la distance matérielle est pratiquement abolie, la distance culturelle sur les enjeux du pouvoir persiste. «Je suis née au Congo et j’ai vécu longtemps en Afrique. J’ai donc l’avantage d’assez bien connaître les mentalités africaines.»
Renforcer les potentiels
Les rapports de pouvoir peuvent aussi exister entre les responsables du développement et les populations locales. «Il y a trente ans, j’arrivais dans les villages avec ma science d’expert agricole, témoigne Anjoy Kumar, coordinateur pour l’AdC en Inde. Mais en fait, j’ai beaucoup appris des paysans eux-mêmes. Aujourd’hui nous travaillons pour ’l’empowerment’ (renforcement) des capacités locales. Et ce sont plutôt les populations qui nous sollicitent.» (cath.ch/mp)
Non à la réduction de l’aide au développement
Lucrezia Meier-Schatz, a saisi l’occasion pour dénoncer la volonté du parlement de réduire, au profit de la défense militaire et du soutien à l’Ukraine, les contributions de la Suisse pour la coopération au développement.
Pour l’ancienne Conseillère nationale st-galloise, qui salue la prise de parole des Églises sur ce sujet, cette attitude est erronée car la coopération participe en fait à la politique de sécurité. En améliorant les conditions de vie des gens, on contribue à la stabilité, à la démocratie, et à la réduction de la tentation migratoire.
Sans parler des catastrophes naturelles, les changements climatiques provoquent des pénuries d’eau et de nourriture qui menacent l’équilibre mondial. Soutenir le développement des infrastructures et la formation, c’est lutter directement contre la déstabilisation. L’effort de la Suisse reste par ailleurs encore assez largement inférieur au taux de 0,7% du PIB préconisé depuis longtemps par les instances internationales. MP
Le pouvoir de l’image
Tiziana Conti, chargée de communication pour l’AdC, a montré comment l’image véhicule aussi une vision du pouvoir. Jusque dans les années 1980, les campagnes d’appel aux dons jouent sur l’image misérabiliste de l’enfant africain famélique tendant la main pour avoir de quoi manger. «De fait, on ne s’intéresse ni au contexte, ni aux raisons de cette misère. C’est un appel à l’émotion que l’on peut voir aujourd’hui comme un racisme culturel.»
Dans une étape suivante c’est le sauveur blanc qui va dominer la communication, «notamment avec des stars de cinéma ou de la musique qui profitent de leur aura pour la bonne cause.» Là encore le rapport n’est pas équilibré et l’influence des Occidentaux reste disproportionnée. On reste dans une image simpliste de l’aide à court terme qui ne se préoccupe pas de responsabilité sociale.
A partir des années 2010, les notions de justice, de droits, de partenariat émergent de manière plus nette. On distingue l’aide humanitaire d’urgence de la coopération au développement déployant ses effets à long terme. En 2020, la coalition d’oeuvres d’entraide Alliance Sud publie enfin des lignes directrices pour une communication responsable. On insiste sur l’authenticité, le contexte, les objectifs, les faits et les chiffres, les questions sociopolitiques.
Reste un paradoxe: Comment communiquer l’urgence en ne présentant que des images positives? Le grand public hésitera probablement à soutenir des gens qui apparaissent souriants et heureux. MP