Les appels des papes contre la mafia ont «secoué les consciences»
Dans la Péninsule italienne, de nombreux prêtres ont été pris pour cible en raison de leur position contre la mafia. Le Père Luigi Ciotti, fondateur d’un réseau anti-mafia, explique comment l’Église, le pape François et ses prédécesseurs, ont fait face au crime organisé.
Le 24 février 2024, le prêtre calabrais Felice Palamara se rend compte, lors d’une messe, que l’on a mis de l’eau de Javel dans le calice. Cette tentative d’empoisonnement est la dernière d’une série d’attaques présumées perpétrées par le crime organisé dans le diocèse de Mileto-Nicotera-Tropea, au sud de l’Italie.
Ce jeudi 21 mars, l’Italie célébre la 29e Journée nationale de la mémoire et de l’engagement pour les victimes de la mafia. Cette journée a été lancée en 1995 par l’association Libera (libre), un réseau d’organisations anti-mafia, fondé par le Père italien Luigi Ciotti, âgé de 78 ans.
Comment avez-vous réagi en apprenant la tentative d’empoisonnement du Père Palamara?
P. Luigi Ciotti: J’ai pris mon téléphone et j’ai essayé d’entrer en contact avec ce curé. Je n’ai pu joindre qu’un autre prêtre de la même municipalité qui avait également été menacé. Je leur ai laissé un message de partage, de proximité, leur expliquant qu’ils n’étaient pas seuls. Ces gestes sont importants. J’ai également pu parler avec leur évêque.
Certes, il faut attendre les résultats de l’enquête pour pouvoir s’exprimer justement. Mais ces personnes ne doivent pas être laissées seules en attendant. L’association Libera a participé à une manifestation de soutien à laquelle de nombreuses personnes ont participé, dont l’évêque, des représentants des forces de l’ordre et des autorités civiles.
Le pape François a exprimé à plusieurs reprises son soutien aux prêtres qui défendent la justice et cite régulièrement le Père Pino Puglisi ou le Père Giuseppe ‘Peppino’ Diana, tous deux tués par la mafia. En quoi ces paroles encouragent-elles les prêtres à poursuivre leur travail pour plus de justice?
Il y a exactement 10 ans, à l’occasion de la Journée de la mémoire et de l’engagement pour les victimes de la mafia, j’ai demandé au pape s’il accepterait de rencontrer 1000 membres des familles des victimes innocentes de la mafia. Et il l’a fait, le 21 mars 2014, ici à Rome. À cette occasion, il a montré son affection, sa proximité, avec beaucoup de détermination, de soutien et de passion. Ce jour-là, nous avons écouté pendant trois quarts d’heure la lecture des noms de toutes les victimes. J’ai ensuite placé sur les épaules du pape l’étole du Père ‘Peppino’ Diana, tué le jour de sa fête, le 19 mars 1994. Il a alors donné une bénédiction à toutes les personnes présentes.
«Le pape veut une Église qui ne soit pas enfermée dans les sacristies ou les presbytères, mais au milieu des gens»
Parmi les victimes qui étaient honorées, il y avait certes quelques prêtres. Mais le pape n’encourage pas seulement les prêtres à bien jouer leur rôle. Nous ne devons pas être considérés comme des prêtres ‘anti-mafia’ ou ‘anti-drogue’. Nous sommes simplement des prêtres et nous sommes engagés, d’une manière ou d’une autre, à proclamer la parole de Dieu.
Le pape a une force, une autorité dans sa parole. Et elle est aussi très cohérente et vraie parce qu’elle part toujours de la parole de Dieu. C’est une parole à écouter, mais surtout à traduire, à vivre. C’est une parole parfois inconfortable parce qu’elle invite à s’engager.
Le pape François a condamné à plusieurs reprises toutes les formes de criminalité organisée. Il a déclaré qu’elles étaient inconciliables avec l’Évangile. Quelle force les paroles du pape François ont-elles, selon vous, dans les régions les plus touchées par ce phénomène?
Les paroles du pape François, comme celles de Benoît XVI ou de Jean Paul II, sont d’une grande importance et d’une grande valeur. Elles ont servi à secouer les consciences de beaucoup, mais aussi à en irriter d’autres, en particulier ceux qui ont choisi la voie du mal, de la violence et de l’illégalité.
Certains criminels ont réfléchi à ce qu’ils faisaient. Parmi eux, Luigi Bonaventura, qui a commis des crimes et a appartenu à la mafia avant de collaborer avec la justice. Le pape François a préfacé son livre (Passiamo all’altra riva – Passer à l’autre rive – publié en février 2022 par Youcanprint, ndlr) qui retrace sa conversion et son changement de vie. J’ai rédigé la postface.
«Jean Paul II a qualifié la mafia de ‘civilisation de la mort’»
Le pape nous encourage, il nous entraîne, il dit qu’il faut une Église qui ne soit pas enfermée dans les sacristies ou les presbytères, mais qui soit au milieu des gens. Nous sommes donc appelés au témoignage chrétien et à la responsabilité civile, c’est un double engagement que la vie nous demande.
Comment Jean Paul II, Benoît XVI puis le pape François ont abordé le problème de la criminalité organisée en Italie?
Chacun d’entre eux a apporté sa contribution et a fait sa part. Ils ont utilisé des mots très fermes et clairs. La venue de Jean Paul II dans la Vallée des Temples, en Sicile, a été le grand tournant. Le 9 mai 1993, le pape polonais est venu faire une intervention inattendue à la fin de la messe. Il a qualifié la mafia de «civilisation de la mort», exhortant les mafieux à se convertir et affirmant qu’un jour viendrait le jugement de Dieu. Des paroles fortes, catégoriques, accompagnées aussi d’une invitation à la conversion. L’Église doit intervenir là où la dignité, la vie et la liberté des personnes sont piétinées. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés, nous ne pouvons pas rester silencieux.
Jean Paul II a prononcé ces paroles parce qu’avant de célébrer la messe, il avait rencontré de manière confidentielle les parents du magistrat Rosario Livatino, assassiné par le crime organisé et aujourd’hui bienheureux. Cette rencontre a créé un ferment dans le cœur et dans la conscience du pape.
Quelques temps après les paroles du pape dans la Vallée des Temples, la mafia s’est mise en colère et a posé des bombes près de deux églises à Rome, en juillet 1993 (Saint-Jean-de-Latran et Saint-Georges-au-Vélabre). C’était un signal pour dire que l’Église ne devait pas intervenir.
Comment ses deux successeurs se sont-ils positionnés face à la mafia?
Le pape Benoît XVI, lorsqu’il se rend en Sicile en 2010, rencontre des jeunes et déclare que la mafia est «un chemin de mort». Lui aussi, d’une manière différente, souligne l’incompatibilité entre la parole de Dieu et l’action criminelle de la mafia.
«Beaucoup dans l’Église étaient de connivence avec la mafia»
Et puis le pape François prononcera toute une série de discours, dont celui d’il y a 10 ans que j’ai cité. Lors de cet événement, le pape s’était adressé aux «grands absents […] aux hommes et aux femmes mafieux.» Je vous résume ce qu’il leur disait: «Convertissez-vous et changez, je vous le demande à genoux et si vous ne le faites pas, vous irez en enfer.»
Comment la position de l’Église sur le crime organisé a-t-elle évolué au fil des ans?
Certes, la voix d’autorité de Jean Paul II a été un grand tournant. Mais avant lui, il y avait déjà eu des paroles de l’Église. Par exemple, lors du massacre de Ciaculli en Sicile (le 30 juin 1963 où sept membres des forces de l’ordre sont morts, ndlr), l’Église locale n’avait pas réagi immédiatement. C’est alors que le pape Paul VI (élu le 21 juin et installé le 30, ndlr) a envoyé une lettre à l’évêque de Palerme pour l’inviter à prendre position. Dans l’Église, il y a donc eu des moments forts et des moments faibles. Pour certains, il y avait une prise de conscience du problème, mais beaucoup dans l’Église étaient de connivence avec la mafia.
Quel rôle les prêtres peuvent-ils jouer au sein de l’Église dans la lutte contre la criminalité organisée?
La communauté chrétienne est sensible à la promotion de l’homme et du bien commun. Elle est appelée à apporter sa contribution au développement de la justice, des droits à la liberté, de la dignité des personnes. Le pape François a déclaré que le chrétien devait «se salir les mains» sur les questions sociales. Cela signifie que nous sommes appelés à consacrer un peu de notre vie, de notre ministère sacerdotal, pour créer des chemins de justice.
Tout cela se trouve dans la doctrine sociale de l’Église. Certains pourraient dire que les mafias, la corruption, ne sont pas les problèmes des prêtres. Mais ce n’est pas vrai. La doctrine sociale trouve ses fondements dans l’Évangile. Or, la vie même de Jésus est immergée dans les relations sociales les plus diverses. Jésus a lutté pour la justice à laquelle nous sommes appelés par amour pour nos frères.
Nous devons à notre tour avoir la force de prononcer des paroles engageantes pour inviter les gens à prendre conscience que les changements dont nous rêvons ont réellement besoin de la participation de chacun d’entre nous. (cath.ch/imedia/ic/rz)