Ukraine: les Églises dans la guerre
Depuis deux ans, l’agression russe contre l’Ukraine a dressé des voisins chrétiens orthodoxes les uns contre les autres, avec des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés. Comment les Églises ont-elles été embarquées dans le conflit? Comment y font-elles face? Tentative d’analyse.
Le 15 février 2024, un prêtre orthodoxe a été tué en Ukraine. Ce fait de guerre qui peut apparaître comme tristement banal ne l’est pas du tout. En effet, ce prêtre, appartenant à l’Eglise orthodoxe autocéphale (indépendante), aurait été torturé à mort par des soldats russes, dans la région de Kherson occupée, pour avoir refusé de rejoindre l’Eglise russe et de célébrer la messe en langue russe. Cet événement tragique dit beaucoup de la guerre fratricide dans laquelle les Églises d’Ukraine ont été embarquées nolens volens.
Le ‘monde russe’ contre l’Occident décadent
Dès les premiers jours du conflit, le métropolite Onuphre de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, historiquement affiliée au patriarcat de Moscou, a comparé l’agression russe au meurtre d’Abel par son frère Caïn, raconté dans la Genèse.
La rhétorique de guerre de Vladimir Poutine emprunte assez largement au répertoire religieux. Elle a été nourrie par l’affirmation qu’Ukrainiens et Russes ne forment qu’un seul peuple que l’Occident chercherait à séparer. Le patriarche Cyrille de Moscou, qui la soutient totalement, a adopté une approche civilisationnelle du conflit: le ‘monde russe’ (russkiy Mir) contre un Occident déchristianisé et décadent. Son discours eschatologique place la sainte Russie, dans l’héritage de la ‘Rus’ de Kiev baptisée en 988.
L’Ukraine choisit sa propre voie
En face, l’Ukraine a choisi, depuis la chute de l’empire soviétique, sa propre voie politique mais aussi religieuse. Dès les années 1990, une Église orthodoxe nationale indépendante a émergé. En 2018, une Église orthodoxe d’Ukraine, a été finalement créée avec le soutien du pouvoir ukrainien. Elle a obtenu un décret d’autocéphalie du patriarcat de Constantinople.
Considérés comme des agents de Moscou
Concrètement en Ukraine, le métropolite Onuphre, longtemps pro-russe, a pris clairement ses distances en faisant adopter dès mai 2022, par le concile national de l’Eglise orthodoxe ukrainienne, une déclaration d’indépendance vis-à-vis du patriarcat de Moscou. Une mesure qui n’a cependant pas suffit à prouver sa bonne foi aux yeux des autorités et d’une large partie de l’opinion publique ukrainiennes pour qui l’Eglise orthodoxe ukrainienne reste fondamentalement pro-russe. Quelques-uns de ses évêques ont d’ailleurs effectivement fuit vers la Russie où ils ont trouvé refuge.
D’abord victime de l’agression russe avec quinze prêtres tués, des centaines d’églises endommagées ou détruites, l’Eglise orthodoxe ukrainienne a subi ensuite les assauts des services de renseignements (SBU) et des autorités ukrainiennes avec des intimidations, des perquisitions, des arrestations, des confiscations de biens ou des amendes. Ce que certains n’hésitent à comparer à la politique de répression soviétique sous Staline.
Une Laure de Kiev très convoitée
Une des principales controverses a porté sur le renvoi de la Laure de Kiev des moines de l’Eglise orthodoxe ukrainienne. Propriété de l’Etat ukrainien, ce site historique est soumis à une convention quant à son occupation. Pour les orthodoxes, la Laure de Kiev est leur lieu fondateur comme peut l’être Saint-Pierre de Rome pour les catholiques. Les services de sécurité ukrainiens (SBU) accusent le métropolite Pavel, Abbé de la Laure des Grottes de Kiev, d’avoir justifié l’agression armée de la Fédération de Russie. Celui-ci a été assigné à résidence pendant plusieurs mois puis incarcéré avant d’être libéré sous caution.
Le parlement vote l’interdiction de l’Eglise orthodoxe ukrainienne
En octobre 2023, le parlement ukrainien a adopté, en première lecture, une proposition de loi interdisant l’Église orthodoxe historiquement liée au Patriarcat de Moscou. L’Église dénonce une entrave à la liberté religieuse, contraire à la Constitution de l’Ukraine et à la Convention européenne des droits de l’Homme.
L’Eglise orthodoxe ukrainienne qui revendiquait 12’000 paroisses à fin 2022 en aurait perdu depuis au moins 1’000, passées à sa rivale l’Eglise autocéphale. Ces changements d’obédience peuvent se faire, selon la loi ukrainienne, si deux tiers des paroissiens s’y rallient. Mais on assisté à de nombreux coups de force avec des occupations d’église, voire des affrontements.
A noter que les diocèses de Crimée et des territoires occupés sont passés sous la juridiction directe du patriarcat de Moscou.
«Sans Poutine, sans Cyrille»
L’Eglise autocéphale d’Ukraine, placée sous l’autorité du métropolite Épiphane, bénéficie de son côté du soutien explicite des autorités ukrainiennes. Lors de sa reconnaissance en 2018, le président ukrainien Petro Porochenko avait déclaré que la nouvelle Église serait «sans Poutine, sans Cyrille», mais «avec Dieu et avec l’Ukraine».
Le projet d’autocéphalie est une partie intégrante de «notre stratégie délibérée pour la décolonisation définitive et irrévocable de l’Ukraine de l’Empire russe, une sortie complète et inconditionnelle de l’Etat post-soviétique et de la sphère d’influence russe», expliquait-il
Le président actuel, Volodymyr Zelensky, est plus soucieux de neutralité que son prédécesseur qui avait jeté tout son poids en faveur de l’Église autocéphale, mais il n’en est pas de même de toutes les autorités régionales.
Une carte nationaliste et occidentale
L’Eglise indépendante joue clairement la carte nationaliste et occidentale. «Notre tâche commune est de repousser l’ennemi, de protéger notre patrie, notre avenir et l’avenir des nouvelles générations de la tyrannie que l’agresseur cherche à imposer avec ses baïonnettes. La vérité est de notre côté. Par conséquent, l’ennemi, avec l’aide de Dieu et avec le soutien de tout le monde civilisé, sera vaincu», déclarait le métropolite Epiphane au moment de l’agression russe.
Occupation de la Laure de Kiev
Le 7 janvier 2023, jour de Noël selon le calendrier julien, l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine a célébré son premier office en la cathédrale de la Dormition de la Laure des Grottes de Kiev, dont les autorités civiles avaient chassé l’Eglise orthodoxe ukrainienne du métropolite Onuphre. Ce jour là, le métropolite Épiphane a exhorté les moines de la Laure à se détacher de l’influence de Moscou et à se concentrer sur le service de l’Église unique du Christ et du peuple ukrainien, à prêcher la paix et non le ›monde russe’.
Dans un geste symbolique, l’Eglise autocéphale a décidé ensuite de fêter désormais Noël le 25 décembre, selon le calendrier grégorien, alors que l’orthodoxie russe le fête le 7 janvier
Les Gréco-catholiques dénoncent un ‘génocide’
L’Eglise gréco-catholique, rattachée à Rome, constitue le troisième groupe religieux avec environ 7% de la population, surtout dans l’ouest du pays. Resurgie des catacombes dans les années 1990, après sa dissolution par Staline en 1946, elle se place dans une perspective pro-ukrainienne affirmée. Ce qui la rend plus proche de l›Église autocéphale. Ce que Moscou a plusieurs fois relevé l’accusant de complicité dans l’oppression de l’Eglise du métropolite Onuphre.
Son archevêque majeur, Mgr Sviatoslav Shevchukv, n’a pas manqué de dire ses quatre vérités au pape François estimant qu’il ne condamnait pas suffisamment explicitement l›agresseur russe.
«Nous pouvons témoigner que ce qui se vit actuellement en Ukraine est un génocide», a-t-il récemment déclaré lors d’une conférence de presse organisée par l’oeuvre catholique Aide à l’Église en détresse (ACN). Depuis deux ans, un pays a «décidé d’éliminer l’existence d’une nation entière. Les gens sont tués parce qu’ils sont Ukrainiens», a insisté l’archevêque.
«Malgré la destruction, les décès, les blessures et les souffrances de la guerre, notre Église apporte de l’espoir à la population». Et cela même si dans les régions occupées par les militaires russes, l’Église grecque-catholique a été bannie notamment de la région de Zaporijjia, où tous les biens de l’Église ont été confisqués. Deux de ses prêtres sont détenus depuis plus d’un an par les occupants russes de Berdiansk.
Les catholiques latins: une minorité active
L’Eglise catholique de rite latin ne rassemble que moins de 1% de la population. Elle regroupe essentiellement la diaspora polonaise. Elle a été très active dans l’aide caritative et humanitaire, notamment à Lviv et à Kiev. Elle devait récupérer en 2022, sa cathédrale Saint-Nicolas à Kiev, confisquée à l’époque communiste, mais les autorités ukrainiennes ne semblent guère pressées d’organiser ce transfert.
L’Eglise orthodoxe–russe: la grande perdante?
L’Eglise orthodoxe-russe pourrait bien être la grande perdante du conflit. En se faisant ›l’enfant de choeur de Poutine’, selon le mot du pape François, le patriarche Cyrille joue très gros.
Beaucoup d’observateurs estiment que Cyrille a définitivement perdu l’Ukraine. D’abord avec le schisme de l’Eglise autocéphale, mais aussi parce que plus le conflit avance, plus l’Eglise orthodoxe ukrainienne coupe les ponts avec son Eglise-mère. Même si Moscou n’a de cesse de dénoncer les persécutions dont est victime l’Eglise ukrainienne.
Après le bombardement russe de la cathédrale d’Odessa, en août 2023, son évêque a fustigé le patriarche de Moscou: «A cause de vos ambitions personnelles, vous avez perdu l’Eglise orthodoxe ukrainienne et d’autres Églises dans les pays de la ›sainte Rus’ ! Je n’hésite pas à dire que tu es le père qui a livré ses enfants à la mort et aux assassins !»
Avant la guerre, l’Ukraine représentait un tiers des fidèles du patriarcat de Moscou. L’amputation de l’Ukraine et celle des Églises des États baltes ou de la diaspora peut lui faire perdre sa position de leadership.
Perdre l’Ukraine signifie aussi pour Moscou la fin de son hégémonie sur les symboles identitaires et spirituels de l’orthodoxie slave. Kiev est le berceau du christianisme orthodoxe. Pour Moscou, il est inconcevable d’être séparé du territoire sur lequel le christianisme a donné naissance au monde orthodoxe.
A l’interne, le patriarche Cyrille a réussi à mater à coup de sanctions canoniques l’expression de toute divergence, mais cela ne signifie pas que l’ensemble de la hiérarchie et du clergé le suit sans résistance. Ainsi par exemple, en novembre 2023, le théologien orthodoxe Andreï Kouraïev, bien connu en Russie, a quitté le pays et s’est exilé en République tchèque. «Mon monde moscovite est détruit»,expliquait-il.
«Un monstrueux mélange de nationalisme et de militarisme»
«Au cours des deux dernières années de cette guerre, pas un seul évêque de la Fédération de Russie n’a prêché la paix, mais beaucoup d’entre eux prient pour la victoire de la Russie en tant que « Sainte Russie » sur l’Ukraine. Quelle honte pour la plus grande Église orthodoxe du monde moderne !», ont dénoncé le 22 février 2024, dans une lettre ouverte un large panel d’intellectuels orthodoxes de la diaspora.
Comment «en dépit de son engagement en faveur d’un monstrueux mélange de nationalisme et de militarisme», l’Église orthodoxe russe peut-elle continuer de revendiquer le rôle d’Église principale du monde orthodoxe et prétendre agir comme la gardienne des ›valeurs traditionnelles’?, interroge la lettre. (cath.ch/mp)