W. Bürgstein: «Je suis favorable à un soutien militaire à l’Ukraine»
Wolfgang Bürgstein, secrétaire général de la commission des évêques suisses ‘Justice et Paix’, ressent, pour le deuxième anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine, «un sentiment de colère». Bien que pacifiste convaincu, il estime nécessaire de soutenir le pays attaqué par un apport d’armes plus important.
Annalena Müller, kath.ch/traduction et adaptation: Raphaël Zbinden
Agé de 62 ans, Wolfgang Bürgstein est secrétaire général de la commission nationale ‘Justice et Paix’ depuis 2003. Il s’agit d’une sorte de think tank sur les questions sociales, politiques, économiques et écologiques, qui dépend de la Conférence des évêques suisses (CES). Contrairement à d’autres commissions nationales, ‘Justice et Paix’ suisse et la CES n’ont pas encore publié de déclaration sur la guerre contre l’Ukraine. Les réponses de Wolfgang Bürgstein reflètent donc ses opinions personnelles.
Nous avons vécu, le 24 février 2024, le second anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Quels sont vos sentiments à ce sujet?
Wolfgang Bürgstein: Les sentiments d’impuissance, d’incompréhension et désespoir que je ressentais au début de la guerre ont fait place à la colère. A cause de cette guerre, j’ai fondamentalement remis en question, ces deux dernières années, mes réflexions antérieures sur l’éthique de la paix.
Comment cela s’exprime-t-il?
Lorsque j’étais étudiant, au milieu des années 1980, j’ai scandé avec une profonde conviction «Faire la paix avec moins d’armes» et je suis même allé jusqu’à bloquer l’accès à la base américaine de Mutlangen (Allemagne – où sont postés les missiles américains Pershing).
«Je ne vois pour l’instant aucune alternative aux livraisons d’armes»
Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à cette réalité: qui est de devoir imposer un cessez-le-feu avec l’aide davantage d’armes. Un cessez-le-feu n’est pas encore une paix juste. Mais nous devons mettre fin le plus rapidement possible aux meurtres, aux morts, aux viols et aux bombardements quotidiens. Et cela ne peut se faire que par des moyens militaires. Je ne vois pas de volonté de dialogue du côté russe dans des conditions qui seraient acceptables pour l’Ukraine.
Vous vous prononcez donc en faveur de livraisons d’armes à l’Ukraine?
Je suis personnellement favorable à un soutien militaire déterminé. La commission allemande de ‘Justice et Paix’ parle de «livraisons d’armes pertinentes». C’est-à-dire qu’il faut distinguer et décider au cas par cas quels systèmes d’armes doivent être transférés. Mais je n’ai certainement pas les compétences pour juger de cela.
Mais je ne vois pour l’instant aucune alternative, même éthiquement fondée, à cette voie. La Commission luxembourgeoise défend une position encore plus tranchée: elle exige que davantage d’armes soient livrées au plus vite. Et ce, jusqu’à ce que la partie russe comprenne que cela ne peut pas continuer ainsi.
Le christianisme est synonyme d’amour et se considère comme une religion de paix. Seriez-vous d’accord pour dire que l’enseignement du Sermon sur la montagne a atteint ses limites en Ukraine?
Non, pas du tout! La question est de savoir comment comprendre le Sermon sur la montagne. Il s’agit de la vision d’une plus grande justice, qui s’éloigne du principe «œil pour œil, dent pour dent» de l’Ancien Testament. Mais qui ne se réduit pas pour autant à un «si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la joue gauche».
«Le Sermon sur la montagne ne doit pas être confondu avec le cynisme et la naïveté».
Qui peut défendre un pacifisme radical face à la veuve d’un soldat ukrainien ou à une mère qui a perdu son enfant dans un bombardement? Il ne faut pas confondre le Sermon sur la montagne avec le cynisme et la naïveté, mais avec l’idée d’une plus grande justice. Bien sûr, la justice ne peut pas être obtenue sans la paix – mais la paix sans la justice non plus.
Le Catéchisme de l’Eglise catholique connaît la doctrine de la guerre juste. L’historien de l’Eglise Hubert Wolf a récemment souligné que la situation en Ukraine remplissait tous les critères d’une guerre défensive juste. Pourquoi avons-nous tant de mal, en tant que catholiques, à soutenir l’Ukraine dans son combat défensif?
Je ne connais pratiquement personne qui ne condamne pas l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Mais nous avons en effet du mal à soutenir l’Ukraine avec autre chose que des mots. Notre collègue de ‘Justice et Paix’ à Lviv (ouest de l’Ukraine) souligne la chose suivante: «Nous avons trois exigences envers l’Occident. S’il vous plaît, s’il vous plaît, soutenez-nous sur le plan humanitaire. Nous n’y arriverons pas seuls. Soutenez-nous politiquement et financièrement. Nous n’y arriverons pas seuls. Mais s’il vous plaît, soutenez-nous aussi avec des armes et des munitions. Nous n’y arriverons pas seuls».
«Le droit international et le catéchisme sont clairs: toute personne a le droit de se défendre»
C’est bien sûr un défi pour les chrétiennes et les chrétiens engagés pour la paix. Pour moi aussi, il s’agit d’un grand défi, que je ne me contente pas de relever en toute décontraction. Derrière ce défi se cachent des processus de changement douloureux, également au niveau personnel. Par le passé, je suis toujours parti du principe que la force du meilleur argument comptait. Et que le message du droit international et l’idée d’un ordre fondé sur des règles étaient compris partout. Mais le monde est aujourd’hui différent. Fermer les yeux sur cette réalité serait immoral. Et cela a aussi des conséquences pour notre engagement en matière d’éthique de la paix.
Qu’entendez-vous par là?
Le droit international et le catéchisme sont tous deux clairs: toute personne a le droit de se défendre. Et je pense que dans le cas de la Russie et de l’Ukraine, il est très clair qui se trouve du côté de l’agresseur et de l’agressé. Et nous ne devrions pas nous embrouiller maintenant dans des questions pour savoir si l’OTAN, les États-Unis ou qui que ce soit d’autre aurait une part de responsabilité dans le fait que Poutine se sente menacé. De mon point de vue éthique, rien ne justifie la guerre d’agression de la Russie.
Les élections américaines auront lieu en novembre. Si Donald Trump devait gagner, cela pourrait avoir des conséquences désastreuses pour la sécurité internationale et très concrètement pour l’Ukraine, qui dépend militairement du soutien américain. ›Justice et Paix’ et la CES se penchent-elles déjà sur un tel scénario?
Bien entendu, ‘Justice et Paix’ se préoccupe de cette évolution possible. Et nous essayons de nous y préparer autant que possible sur le plan intellectuel et argumentatif. Je pense d’ailleurs qu’une victoire de Trump n’aurait pas seulement de graves conséquences pour l’Ukraine, mais aussi pour l’architecture de sécurité mondiale et surtout pour l’Europe. L’Europe et la Suisse sont confrontées à un immense défi. Le fondement de notre neutralité est le droit international. Ne devrait-il pas être dans notre propre intérêt de ne pas rester à l’écart d’un non-respect du droit international?
Que souhaitez-vous que la Suisse fasse pour l’Ukraine?
Que la Suisse aborde le sujet de manière plus engagée. Qu’elle prenne davantage conscience de sa responsabilité. Je suis profondément convaincu qu’il ne faut pas rester simplement à l’écart. En Suisse, nous devons discuter davantage de la perspective éthique face aux violations des droits de l’homme, aux crimes de guerre et au non-respect du droit international, au lieu de nous cacher derrière la neutralité, par laquelle chacun et chacune comprend quelque chose de différent.
Que souhaitez-vous personnellement pour l’Ukraine?
Je souhaite un cessez-le-feu, comme base de la paix et de la justice. Le mot justice est important. Peut-il être juste au vu des sacrifices consentis par l’Ukraine? Des sacrifices que la population ukrainienne continue de faire chaque jour. Là aussi, nous sommes confrontés à d’énormes défis. Mais je pense que le plus important est de mettre fin le plus rapidement possible à toutes ces morts et à cette misère.
Mon collègue Andriy Kostyuk, maître de conférences à l’Université catholique de Lviv et membre de la commission ‘Justice et Paix’ Ukraine, nous a parlé la semaine dernière des conditions inimaginables dans les tranchées. Il y règne, en plus de tout le reste, une invasion de souris. Lorsque les soldats se couchent la nuit pour dormir, il arrive que des souris leur grimpent dans la bouche. Cela ressemble à une scène de film d’horreur, mais c’est la réalité à laquelle les soldats sont confrontés chaque jour là-bas. En plus du froid, des bombardements et du manque de munitions. (cath.ch/kath/am/rz)