Jean Chollet: «Le théâtre comme processus de prévention des abus»
Jean Chollet qui répète actuellement Mon père je vous pardonne (ed. Philippe Rey), la pièce qu’il a adaptée du livre éponyme de Daniel Pittet, a reçu cath.ch au théâtre Le Bateau-Lune, à Cheseaux-sur-Lausanne (VD). Il évoque les raisons qui l’ont poussé à adapter le témoignage coup de poing de Daniel Pittet, violé par un prêtre pendant quatre ans, de 9 à 13 ans.
Pour quelles raisons avez-vous choisi d’adapter le livre de Daniel Pittet?
Jean Chollet: «Pourquoi monter cette pièce? Pour casser du curé? Pour aborder un thème à la mode? Pour le débat de société?» sont des questions qu’on va probablement me poser. En fait, je me situe dans la ligne de Daniel Pittet: il s’agit de participer à un processus de prévention. Des événements affreux se sont passés. Soit. On ne va pas pratiquer la chasse aux sorcières jusqu’au jugement dernier. Il faut trouver des solutions pour que cela ne se reproduise pas. La scène permet une forme de partage, d’expériences et d’histoires qui participent à la prévention des abus. Or avec une mise en scène à cinq ou six personnages et des décors, la pièce ne sort pas du théâtre.
Notre projet était au contraire d’avoir un spectacle qui puisse bouger. Nous allons d’ailleurs jouer à Fribourg, à Genève et à Sion, au théâtre de l’Alizée. Et j’aimerais que la pièce puisse être jouée en dehors d’un théâtre qui nécessiterait une scène, un régisseur, une rampe de lumières, etc. Dans l’idée qu’à la demande d’un séminaire, par exemple, nous puissions y présenter la pièce. Cela explique la scénographie très légère, pour éviter le déplacement d’un camion de décors, et un seul en scène qui permet au comédien de se déplacer sans problème.
«La scène permet une forme de partage, d’expériences et d’histoires qui participent à la prévention des abus.»
Pensez-vous à jouer dans des collèges, des écoles, voire dans des salles de paroisse?
J’aimerais beaucoup et c’est une de nos ambitions. Cela dépendra du proviseur, des professeurs et de ce qu’ils peuvent tolérer. On a commencé à faire des demandes en ce sens. Je me réjouis que Mgr Morerod puisse venir à la première pour discuter de la suite à donner à cette représentation. Dans le fond: comment être utile à la cause? Encore beaucoup trop de gens déplorent que l’Eglise protège ses prêtres abuseurs.
Vous avez choisi la formule d’un seul en scène
Le fait d’être en face de quelqu’un qui va me raconter sa vie, même si je sais que c’est un comédien, confère une présence extraordinaire au personnage. La pièce débute ainsi: l’acteur Fabian Ferrari incarne Daniel Pittet qui témoigne: «Je m’appelle Daniel Pittet, j’ai 65 ans, je suis marié, j’ai six enfants, j’ai travaillé à la bibliothèque de Fribourg. Entre 9 et 13 ans, j’ai été violé toutes les semaines par un prêtre». La pièce s’articule autour de la narration et de la réflexion: par moment, au milieu de la narration, le personnage s’arrête, réfléchit à ce qui se joue dans le pardon, à ce qui se joue dans les abus. On voit qu’il construit une pensée autour des faits qu’il relate.
Les abus sexuels sont abordés de manière très crue dans le récit. Est-ce un aspect du livre que vous avez intégré dans la pièce et si oui, de quelle manière?
J’ai repris les mots crus que Daniel emploie quand il évoque les viols. Lorsqu’il dit: «Aujourd’hui, après dix-huit ans de thérapie, j’ai envie d’employer les mots qui me semblent justes pour exprimer ce que j’ai vécu. Et peu importe s’ils ne sont pas toujours politiquement corrects. (…) Ces mots seront parfois crus, parce qu’un viol c’est abject, c’est sale. On ressort toujours d’un viol avec un sentiment de souillure profonde. Une trace indélébile. À jamais.» J’ai gardé cet aspect sans pour autant le surcharger, ni en images ni en vocabulaire ordurier, afin que le public ne se focalise pas là-dessus. La violence d’une personne qui a autorité sur un enfant, c’est terrible. Quand c’est un prêtre, c’est pire que tout. Mon entraîneur au football a une autorité sur moi, le professeur que j’admire aussi, mais le prêtre est près de Dieu, plus près de Dieu que moi. Quand lui agit et que je me mets en travers, je me mets en travers de Dieu. C’est la pire des choses qui puissent arriver.
Outre Fabian Ferrari sur scène, Laurence Froidevaux prête sa voix à la pièce. Quel est son rôle?
J’ai pensé à une voix «off» pour dynamiser la pièce. Des gens appellent Daniel Pittet au téléphone, parmi lesquels une journaliste, «jouée» par Laurence Froidevaux. En poursuivant le travail, je me suis dit que d’autres voix, que je n’ai pas encore signalées dans la distribution, me paraissaient nécessaires: celle du Père Joël Allaz dans la lettre qu’il écrit à Daniel, mais aussi les voix de Mgr Perisset et d’un autre journaliste.
Vous êtes-vous entretenu avec Daniel Pittet à propos de son témoignage pour l’adaptation ou êtes-vous resté sur le texte?
J’ai rencontré Daniel Pittet, mais je m’en suis tenu au livre. J’ai commencé à travailler l’adaptation de la pièce. J’ai fait plusieurs essais, plutôt fidèles à l’ordonnancement du texte. Je me suis rendu compte qu’il y avait trop d’éléments dont j’ai dû écarter une partie. L’ordre dans lequel les éléments apparaissent dans le livre convient bien pour l’édition, mais pas pour une pièce de théâtre. J’ai encore remanié mon adaptation pour arriver au texte que nous répétons actuellement.
Quels aspects de la vie de Daniel Pittet avez-vous privilégiés?
Le premier élément qui m’a frappé c’est le récit de la rencontre avec le Père Joël Allaz. Notamment l’histoire du merle des Indes qui parle dont se sert le Père Joël Allaz pour attirer Daniel Pittet. Il vient d’une famille déconstruite et fragile: une maman qui habille ses fils en fille, un père violent, puis absent. Le petit Daniel est une proie idéale pour un prédateur tel que Joël Allaz. Le deuxième élément également marquant est la manière dont Daniel fait confiance à Mgr Jean-Claude Perisset lorsque celui-ci s’engage à régler l’affaire. Lorsque Daniel Pittet dénonce à l’évêque le comportement du Père Allaz, on le croit et on lui assure que le cas sera réglé. Il fait confiance avant d’apprendre des années plus tard que l’on s’est contenté de déplacer le capucin abuseur et qu’il est, de plus, responsable de sept paroisses à Grenoble*. Cette rage de Daniel Pittet est l’élément déclencheur de la pièce.
«Le premier élément qui m’a frappé c’est le récit de la rencontre avec le Père Joël Allaz.»
Le pardon accordé par Daniel à son agresseur est-il une thématique de la pièce? Très tôt il fait la part entre l’Eglise et cet homme qu’il considère comme malade.
Je me suis effectivement attardé sur ce qui me paraît être la singularité absolue de Daniel Pittet. Contrairement à beaucoup d’hommes et de femmes qui auraient rejeté l’Eglise, Pittet ne la condamne pas, ce qui aurait été plus simple et plus pratique pour tout le monde. Il garde la foi et surtout pardonne à cet homme. En restant dans l’Eglise, il a même été ordonné diacre permanent en 2023, il met l’institution face au scandale et à ses responsabilités, beaucoup plus que s’il en était sorti.
Le Père Joël Allaz avait un côté très charismatique, il était très apprécié des jeunes.
J’ai gardé dans l’adaptation le regard que porte Daniel sur son abuseur: Joël Allaz était brillant, généreux avec ceux qui étaient démunis, un très bon prédicateur, il avait de l’humour et Daniel reconnaît ces qualités. Parallèlement, cet homme est une brute épaisse. J’ai également gardé dans l’adaptation la critique sur la complicité passive des capucins qui évoluent dans l’entourage de Joël Allaz. La critique l’omerta est, là aussi, forte. Y compris dans la famille même du prêtre où il a amené Daniel en vacances. Tout le monde est au courant, mais personne ne le dénonce. Jusqu’à ce que la grand-tante de Daniel, supérieure dans un couvent à une époque où les abus ne sont pas du tout thématisés dans la société, qui a compris que quelque chose d’anormal se passe, pose la bonne question. Elle est extraordinaire. «Oui, répond Daniel Pittet, mais elle n’a rien fait de plus.» Elle met un terme aux souffrances du garçon en décidant qu’il ne rencontrera plus le Père Joël, mais ne dénonce pas pour autant l’abuseur. On est toujours dans cette habitude de mettre les choses sous le tapis.
Le livre s’achève avec la retranscription de la rencontre entre Joël Allaz et Daniel Pittet, en présence de Mgr Charles Morerod. Qu’en avez-vous fait?
Je l’avais inséré dans la première version de mon adaptation. Je me suis rendu compte, en relisant l’ensemble, que cette partie était disproportionnée. Ou bien j’en disais 15 lignes et cela ne rendait pas justice à cet échange, ou bien je le retenais, mais avec cette trop grande proportion. Je ne l’ai donc pas intégré au spectacle. J’ai gardé le texte d’introduction à la première rencontre que Daniel évoque et où ils ne sont rien dit.
Après la publication de l’étude de l’Université de Zurich sur les abus sexuels en Eglise en septembre 2023, le sujet a été très largement déployé dans la société, que souhaitez-vous apporter de plus au débat?
Quand je vais voir un film ou une pièce de théâtre, et c’est encore plus vrai dans ce dernier cas, l’émotion que me procure le spectacle est beaucoup plus forte que la lecture de statistiques, d’études ou d’un livre, si fort soit-il. C’est essentiel et c’est pour cela que je fais du théâtre. Le fait que Daniel Pittet ne balance pas par le fond l’Eglise l’institution, les prêtres et les évêques, c’est le plus extraordinaire. Surtout lorsqu’on voit l’évolution de la proportion de personnes qui se disent athées et les sorties d’Eglise, que ce soit chez les catholiques ou les protestants. Daniel a su faire la part des choses sans jeter le bébé avec l’eau du bain.
«Le fait que Daniel Pittet ne balance pas par le fond l’Eglise l’institution, les prêtres et les évêques, c’est le plus extraordinaire.»
Qu’est-ce qui vous a décidé à adapter le livre de Daniel Pittet?
Je suis tombé sur ce livre un peu par hasard, je l’ai lu d’une traite et je me suis dit qu’il fallait absolument en faire quelque chose. Cela m’a pris du temps parce que je n’ai pas repéré le livre à sa sortie et, lorsque je me suis décidé, il y a eu le covid. Lorsqu’il y a un an, lorsque j’ai inscrit cette pièce au programme de cette saison, je me suis demandé si je n’arrivais pas trop tard, pensant que c’était un thème intéressant il y a quelques mois et qu’il était aujourd’hui résolu. Finalement, tout n’est pas résolu et la pièce a, de fait, une très forte résonnance. (cath.ch/bh)
* A cette époque, Mgr Périsset est l’official du diocèse et agit sur ordre de Mgr Mamie. En outre Mgr Périsset n’a fait qu’expulser le Père Allaz du diocèse de LGF. Ce sont ses supérieurs capucins qui l’ont déplacé à Grenoble sans avertir l’évêque de ses dérives.
Pasteur et homme de théâtre
Jean Chollet est pasteur et homme de théâtre. Il est né le 7 mai 1954 à Vucherens. Après une licence en théologie à l’Université de Lausanne, Jean Chollet suit les cours de l’Ecole Romande d’Art Dramatique (Lausanne), puis entre dans la classe de Michel Bouquet au Conservatoire de Paris. Hésitant entre la prédication et le théâtre, c’est dans ce dernier domaine qu’il se lance d’abord, encouragé par son professeur Michel Bouquet qui lui révèle ses talents de metteur en scène plus que de comédien. Il se tourne rapidement vers la mise en scène et fonde, à Lausanne, la Compagnie de la Marelle. Dès 1982, il réalise des spectacles pour cette compagnie, pour les Artistes Associés de Lausanne, le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges) et le Théâtre du Jorat.
Parallèlement à ses activités de metteur en scène, Jean Chollet a travaillé pendant quinze ans (1982-1997) au Service des Emissions Dramatiques de la Radio Suisse Romande, en tant qu’adaptateur, tout d’abord, puis réalisateur, producteur, et finalement, chef des Emissions Dramatiques. Il s’est efforcé de diversifier considérablement le genre «fiction» en engageant notamment cinq jeunes réalisateurs. BH
«Mon père je vous pardonne», du 14 au 24 mars, 20h, dim. à 17h, au théâtre le Bateau-Lune – Ch. De la Chapelle 10 – 1033 Cheseaux-sur-Lausanne.