Suisse: 200’000 musulmans vivent en Suisse, l’islam est devenu une «religion suisse»

Au-delà de la confrontation, la nécessité de solutions pragmatiques

Berne, 26 novembre 1998 (APIC) Les musulmans de Suisse, avec plus de 200’000 âmes, représentent la troisième communauté religieuse du pays, après les catholiques et les protestants. Aujourd’hui, l’islam est devenu une «religion suisse» – au moins la moitié de ses fidèles ont la citoyenneté – qui pose des problèmes spécifiques: à l’école, à l’hôpital, à l’armée, en prison, en cas de mariage mixte et lors des obsèques… Si la Suisse est largement laïcisée, elle reste néanmoins un pays marqué par la culture chrétienne; les musulmans aimeraient s’y sentir moins «étrangers».

Doit-on mettre de côôté le Coran pour permettre l’intégration des musulmans en Suisse? Comment concilier la liberté individuelle définie par la charte des Droits de l’homme avec la loi musulmane ? L’islam peut-il revendiquer un statut de droit public en Suisse ? Autant de questions vivement débattues jeudi à Berne au Club de la presse de l’Association des journalistes catholiques.

De l’islam ghetto à l’islam ouvert

L’islam, souvent perçu comme une menace grossie par le miroir déformant des médias, est pourtant devenu une composante incontournable du paysage humain, culturel et religieux de la Suisse. Dans ce contexte, quelles peuvent être les relations entre chrétiens et musulmans, dans les couples, dans les familles, à l’école, au service militaire, à l’hôpital ou encore au moment de l’enterrement ? L’Association des journalistes catholiques avait invité quatre personnalités actives dans les relations islamo-chrétiennes pour en débattre.

«L’islam est devenu une religion suisse», insiste Albert Rieger, président e la Communauté de travail mixte «Chrétiens et musulmans en Suisse». Deux voies sont alors possibles: l’islam se confine dans les arrière-cours, c’est l’islam des ghettos qui réunit ses fidèles pour la prière, hors de tout contrôle démocratique, dans les entrepôts des zones industrielles ou autres lieux isolés. Avec le risque de voir naître des foyers pour toutes sortes de dérives fondamentalistes. L’alternative: l’islam est pratiqué comme une religion ouverte dont les membres s’engagent dans la société, et elle pourrait bénéficier alors d’une reconnaissance de droit public. Une condition: les diverses communautés et obédiences islamiques devraient se fédérer pour représenter un interlocuteur face aux pouvoirs publiques.

La Communauté de travail, essentiellement active en Suisse allemande, ne s’est pas engagée dans un dialogue théologique de haut vol, mais cherche à trouver des solutions sur le terrain, dans le «dialogue de vie». Elle a ainsi édité une série de brochures sur quelque problèmes concrets. L’une d’elles par exemple présente au personnel médical les problèmes auxquels il peut être confronté face à des patients musulmans.

Si la question des cimetières musulmans est aujourd’hui très politisée à Zurich, Berne vient de trouver une solution pragmatique en offrant un espace dans un cimetière public, le Bremgartenfriedhof, pour 200 tombes musulmanes. Après de longues discussions, les musulmans de Berne ont accepté le compromis: ils ont dérogé à une prescription islamique secondaire pour respecter les règlements d’inhumation et ont accepté de mettre leurs morts en terre dans un simple cercueil de bois, plutôt qu’enveloppé uniquement d’une pièce de tissu.

Un dialogue dans la franchise

Palestino-suisse d’origine chrétienne, Sami Aldeeb est responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne. Il estime qu’il n’est pas possible de faire l’économie d’un dialogue dans la franchise. Le problème des mariages mixtes, où il n’y a pas de réciprocité – un musulman peut épouser une chrétienne, mais une musulmane ne peut marier pas un chrétien, sauf s’il se convertit à l’islam – montre les limites du pragmatisme. Pour lui la confrontation des textes sacrés, juifs, chrétiens ou musulmans mène très rapidement aux conflits. La société doit donc évacuer les textes sacrés pour établir des normes civiles égales pour tous.

Le respect absolu des droits de l’homme devrait être la base de toute discussion. Le dialogue avec l’islam ne peut pas éviter des questions telles que l’égalité entre musulmans et non musulmans, la liberté religieuse, l’égalité homme-femme, ou le statut des chrétiens dans les pays islamiques. «Peut-on tolérer en Suisse qu’une femme musulmane n’ait pas le droit d’épouser un chrétien ? s’emporte-t-il. Je refuse l’idée de cimetières musulmans qui ne font que développer l’idée de ghetto. Le dialogue dure depuis longtemps. Il n’a rien apporté de concret parce qu’il manque de franchise.»

Hafid Ouardiri, porte-parole de la Fondation culturelle islamique de Genève, réfute une conception occidentale des droits de l’homme qui ne sont à ses yeux qu’un alibi. Et de dénoncer chez son interlocuteur palestinien une certaine islamophobie qui fait que les actes condamnables d’individus isolés deviennent des généralités attribuées à l’islam dans son ensemble. L’islam prône la liberté, dans la responsabilité, il prévoit le respect des minorités, affirme-t-il. Les interdits ne sont pas le seul fait de l’islam, juifs et chrétiens en ont aussi. Il ne faut pas faire porter aux textes sacrés la responsabilité des défaillances des hommes.

L’islam, à l’instar des autres religions connaît aussi le principe de l’interprétation des textes sacrés selon les lieux et les époques, mais aujourd’hui les musulmans se sont plus ou moins exclus du temps de l’histoire, reconnaît-il toutefois. Et d’admettre que plus d’une fois le système politique et juridique des pays musulmans – dont les populations ont souvent à subir des pouvoirs dictatoriaux – contredit les principes du Coran. Mais les troubles attribués à l’islam ont le plus souvent des origines socio-économiques, la misère de la masse face à une minorité de nantis. L’obstacle n’est pas tellement ici, il est là-bas. L’islam ne peut pas s’inscrire dans des relations de violence. «Nous sommes en faillite d’éducation en matière d’islam.»

Pour une reconnaissance de droit public

«Nous chrétiens, nous devons aussi reconnaître que nous avons aussi eu besoin de beaucoup de temps pour faire une lecture critique de la Bible et nous affranchir des interprétations fondamentalistes. Dans l’islam, ce travail là n’est pas encore fait», souligne Albert Rieger. Et de plaider pour que l’islam d’Europe assume une fonction de pont avec l’islam traditionnel. «Rien ne serait pire que de rejeter les musulmans de chez nous dans un ghetto. Notre devoir aujourd’hui est de mettre en valeur le potentiel de paix des deux religions mais sans ignorer le potentiel de violence que toutes deux contiennent».

Un dialogue fructueux ne peut se faire qu’entre égaux. Même si le climat politique n’est pas favorable actuellement, la Suisse doit pourtant se poser la question d’accorder à l’islam une reconnaissance de droit public. Sur cette base, beaucoup de problèmes pourraient être résolus. Cela permettrait aussi d’assurer un contrôle politique et démocratique, relève Albert Rieger. Pour Hafid Ouardiri, les musulmans doivent s’investir dans la cité, en particulier pour la solidarité, contre l’exclusion ou le chômage. «C’est aussi là un chemin de dialogue».

Franz Dähler, actif pendant une vingtaine d’années en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde, s’est trouvé confronté à un islam beaucoup plus tolérant, très marqué par la culture javanaise dont l’harmonie est la valeur de base. Les troubles actuels dans ce pays ne peuvent pas être attribués à l’islam, mais aux injustices sociales et à l’absence de liberté qui ont fait éclater des frustrations plutôt de nature socio-économique que religieuse. (apic/be/mp)

27 April 2001 | 00:00
by webmaster@kath.ch
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