«Le vivre-ensemble nécessite un travail conscient et délibéré»
Depuis 2006, l’Association Coexistences accueille des groupes mixtes d’Israéliens et Palestiniens pour un séjour en Suisse, dans le but de cristalliser loin du conflit le dialogue entamé chez eux. Interview de sa présidente, Fiuna Seylan-Ongen.
Anne-Sylvie Sprenger / Protestinfo
Malgré les événements tragiques qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient, l’espoir de voir le dialogue se renouer entre juifs et arabes n’a pas quitté les bénévoles de l’association Coexistences ni ses participants.
En tant que présidente de Coexistences, qu’avez-vous appris sur le vivre-ensemble?
Fiuna Seylan-Ongen: J’ai réalisé à quel point le vivre-ensemble, dans certaines situations, nécessite un travail conscient et délibéré. Rétablir le dialogue, quand il est rompu, demande du temps. Le travail de notre association n’est d’ailleurs qu’un des maillons dans les projets que mènent différentes organisations, sur le territoire israélo-palestinien, dans le but de créer des espaces de rencontres et de dialogue avec l’autre.
De quelle manière?
Nous offrons la possibilité d’expérimenter une coexistence intense pendant dix jours, mais ces séjours s’inscrivent dans la continuité d’un travail qui a déjà commencé, quatre à six mois auparavant, à raison de trois à quatre heures par semaine. Après ces dix jours, partagés entre séjour à la montagne et familles d’accueil, ces tandems retournent chez eux. On essaie toujours de faire en sorte que les programmes continuent pendant quelques mois en tout cas, afin que ce qui a été expérimenté puisse être ensuite réfléchi, que le changement s’ancre de façon durable dans chacun des participants.
Quels effets de ce travail avez-vous pu observer?
Nous sommes témoins d’évolutions extrêmement émouvantes, notamment dans une véritable considération de l’autre et de son existence. A l’occasion des 10 ans de l’association en 2016, nous avions réalisé un petit film et demandé à plusieurs participants ce que leur avaient amené leur participation à un tel programme. La complexité s’est introduite dans leur vision de l’autre. Ils se rendent compte à présent qu’il y a différentes façons de comprendre une situation et de l’analyser. Leurs prises de positions sont devenues beaucoup plus nuancées, là où il n’y avait souvent que des avis tranchés.
Quelle est la plus grande difficulté dans ce processus?
Ces participants sont incroyablement courageux. Très souvent, ils doivent passer par une revisitation et un approfondissement de leur identité et de la conception qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils partent de leur propre expérience, mais également de ce que leur famille a éprouvé par le passé, et plus largement de leur récit national, avec tout ce que cela peut comporter de préjugés et d’idées préconçues autour de leurs différences.
«Finalement, il n’y a plus le juif ou l’arabe, mais Moïse ou Mussa»
Est-il encore possible, dans ce conflit, de séparer l’individu de l’identité nationale?
Quand ils en parlent, en tant que participant dans un tel programme, le politique est immanquablement présent. Mais justement, tout le travail de ces facilitateurs de ne pas les laisser se précipiter sur ce plan, mais de faire un travail intérieur. Ils peuvent avoir des discussions qui sont terriblement difficiles, et puis, quelques minutes après, partager des choses de leur âge. Et finalement, les liens ne se tissent plus au sein de leur communauté, mais autour d’affinités personnelles. Il n’y a plus le juif ou l’arabe, mais Moïse ou Mussa.
En quoi ce séjour aide-t-il au dialogue?
Le fait de venir en Suisse crée une forme d’égalité. Ils sortent ensemble de leur zone de confort et se retrouvent en dehors de ce qu’ils connaissant. Ils sont aussi coupés de l’actualité et du poids de leur environnement, mais surtout, ils réalisent qu’ils ont bien plus à partager entre eux qu’avec nous: les véritables étrangers, dans ce cadre, ce sont les Suisses.
Avez-vous eu des nouvelles depuis le 7 octobre?
On a eu des contacts avec une grande partie d’entre eux. Il y a une grande meurtrissure. Ils sont dans l’abattement et la sidération. Beaucoup de Palestiniens éprouvent un sentiment de culpabilité énorme par rapport à ce qui s’est passé le 7 octobre. Tous sont dans le désespoir par rapport à ce qui se passe à Gaza. Il y a des groupes qui se rencontrent, mais pour l’instant, c’est surtout du travail uninational, avant de pouvoir recommencer un processus commun. Ils vont avoir besoin d’un espace pour pouvoir s’exprimer et travailler leurs ressentis.
Quel impact les événements actuels ont-ils sur leur état d’esprit?
Je suis frappée par la modération dans leurs réactions. Je n’ai perçu, chez aucun d’entre eux, un retour en arrière et un renfermement. Il n’y a pas de renoncement. Je pense que c’est cela la force d’un travail vraiment bien fait: pouvoir accepter que ce qui se passe en ce moment est terrible, mais se dire que l’on est dans un moment exceptionnel et qu’il faut arriver à voir au-delà. De toute façon, il y aura un demain – on ne sait pas quand ni de quoi il sera fait –, mais il y aura un demain, et il faudra être là pour lui. (cath.ch/protestinfo/ass/mp)