La cohésion sociale dépend aussi d’acteurs religieux formés
Pour aider les responsables religieux, en particulier musulmans, à devenir des acteurs de la cohésion sociale, plusieurs universités romandes ont mis en place des formations. Avec quel succès? Bénéficiaires des cours et enseignants ont partagé leur expérience, le 5 décembre 2023, sur invitation de la Plateforme interreligieuse de Genève.
Il est dépassé le temps où «le monopole du sacré» était détenu en Romandie par les Églises religieuses réformées et catholiques, pour reprendre l’expression de Carole-Anne Kast. Présente à la soirée organisée par la Plateforme interreligieuse de Genève (PFIR), la conseillère d’État genevoise du Département des institutions et du numérique a souligné que son canton compte aujourd’hui plus de 400 communautés religieuses, une cinquantaine de courants religieux différents et plus de 270 lieux de culte.
Issues pour la plupart de la migration, ces communautés sont appelées à cohabiter entre elles, mais aussi, plus largement, à prendre part activement à la vie de leur canton et de la Suisse. Sécularisme, laïcité, démocratie… Ces termes, certes connus de leurs responsables, sont-ils pour autant habités d’une expérience… positive de préférence? Et pourront-ils la transmettre plus loin, notamment aux membres de leur communauté?
Des formations spécialisées
Ce questionnement a conduit les collectivités publiques à penser des formations spécifiques pour les acteurs et actrices du religieux. Elles sont dispensées depuis quelques années par les Universités de Genève, Vaud et Fribourg, en partenariat avec les décideurs politiques (voir encadré).
L’idée est de permettre aux bénéficiaires d’articuler au mieux leurs traditions religieuses respectives et les sociétés séculières et plurielles des cantons romands. Mais aussi d’acquérir les connaissances du terrain et les aptitudes nécessaires pour établir des partenariats avec les institutions publiques, comme les écoles, les hôpitaux, les prisons. L’objectif final est de les amener à contribuer à la vie de la démocratie, à la cohésion sociale et au bien commun, au-delà du cadre de leurs propres communautés.
Connaissances et rencontres
Trois bénéficiaires de ces cours et deux enseignants pilotes de la formation vaudoise se sont réunis à Genève pour un retour d’expérience modéré par Agnès Krüzsely, du comité exécutif de la PFIR.
Les participants au débat
D’un côté de la table: Daniel Rüfenacht, aumônier militaire et pasteur de l’Église évangélique des Marronniers à Rolle; Dia Khadam, aumônière musulmane syrienne aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et vice-présidente de l’Union des organisations musulmanes de Genève; et Vahid Khoshideh, suisse d’origine iranienne, président de l’Association islamique et culturelle d’Ahl-el-Bayt de Genève. De l’autre: le sociologue Philippe Gonzalez, spécialiste francophone du protestantisme évangélique, et le théologien Pierre Gisel, professeur émérite à la Faculté de théologie et des sciences des religions de l’UNIL, co-auteurs du livre Former des acteurs religieux. Entre radicalisation et reconnaissance (Labor et Fides, 2022).
Les cinq interlocuteurs ont relevé ce qui semble être les deux ingrédients majeurs de ces formations, à savoir la dispensation du savoir académique et des temps de rencontres interreligieux… ou du moins intra-religieux. Car, comme n’a pas manqué de le remarquer une personne de l’assistance, les formations dispensées à Genève et Fribourg sont réservées aux seuls musulmans.
Reste que pour eux ce point de rencontre intracommunautaire a une valeur intrinsèque certaine. «C’est un apport important au dialogue intra-islamique que de permettre à des imams de différentes communautés de se rencontrer», a relevé le pharmacien Vahid Khoshideh. «La formation que j’ai suivie à Genève m’a permis d’élargir la vision que j’avais du monde musulman genevois. Je ne le croyais que sunnite», a témoigné de son côté Dia Khadam.
Des retombées pratiques concrètes
«Un des bénéfices pour moi a aussi été de comprendre l’organisation politique de la Suisse et ce qu’était la loi genevoise sur la laïcité de l’État», a poursuivi l’aumônière des HUG. Et de relever que le certificat d’études avancées (CAS) lui a permis de donner une assise plus académique à l’expérience interculturelle et interreligieuse qu’elle pratique depuis des années dans le cadre de ses tâches. «J’enseigne la culture musulmane différemment aujourd’hui. Je peux mieux expliquer comment devenir un bon citoyen musulman genevois, c’est-à-dire comment concilier nos valeurs religieuses avec les lois en vigueur à Genève.»
Ces connaissances permettent à Dia Khadam de résoudre plus facilement certaines tensions qui peuvent surgir dans son service. «Lorsqu’un deuil se produit dans une famille musulmane, je peux mieux expliquer aux proches pourquoi ils doivent attendre deux jours avant l’enterrement. Que ce délai est obligatoire et ne les vise pas en tant que communauté religieuse. C’est important de transmettre les bonnes infos au bon moment.»
Comprendre pour mieux transmettre
«L’un des buts de la formation de l’UNIL, a expliqué le sociologue Philippe Gonzalez, est de produire des acteurs religieux mandatés par leur communauté pour interagir dans des services publics. Des acteurs capables de déconfessionnaliser leur apport ou service, et de former à leur tour des gens de leur communauté à la médiation et résolution de problèmes.»
Comme illustration de ce décloisonnement, le pasteur évangélique jurassien Daniel Rüfenacht a raconté comment il a organisé un ramadan pour 22 recrues de l’école militaire de Moudon au printemps 2023. «La communauté des Marronniers, qui fêtera en 2024 ses 200 ans d’existence et qui a engagé des démarches en vue de sa reconnaissance par l’État de Vaud, m’a envoyé faire la formation de l’UNIL. Le partage avec les autres acteurs religieux, juifs, musulmans et chrétiens, est devenu une ressource indéniable pour moi en tant qu’aumônier militaire auprès de recrues de toutes religions, ou même non-croyantes. J’ai demandé à un imam durant ma formation, «c’est quoi le minimum requis pour réussir son ramadan». Et grâce à ça, j’ai pu en organiser un pour les recrues.»
«Ce n’est pas parce que les Églises sont historiquement établies qu’elles comprennent forcément ce qui se passe au niveau de l’interreligieux.»
Pierre Gisel
Pour le professeur Pierre Gisel, «tout le monde devrait s’exposer à la pluralité. Ce n’est pas parce que les Églises sont historiquement établies qu’elles comprennent forcément ce qui se passe au niveau de l’interreligieux, qui a beaucoup changé ses dernières années, ni forcément ce qu’est l’État», a-t-il précisé durant la table ronde.
Des bénévoles appréciés de l’État
De part leurs valeurs de charité communes, les religions apportent une plus-value certaine à la solidarité et à la cohésion sociale des cantons, a souligné encore la conseillère d’État Carole-Anne Kast. «L’État ne pourra jamais se passer de tous ces bénévoles qui agissent auprès de personnes en difficultés.»
Ne faudrait-il pas alors élargir ces formations aux religions asiatiques? Le nombre de leurs adeptes est sans doute encore trop minoritaire pour que les autorités cantonales – qui financent ces formations – en ressentent la nécessité ou du moins le besoin. (cath/lb)
Les formations romandes pour acteurs religieux
À Fribourg et à Genève, ces formations sont destinées aux imams ou autres acteurs religieux islamiques. Une formation continue est dispensée depuis 2016 par le Centre Suisse Islam et Société (CSIS), lié à l’Université de Fribourg, avec le soutien du Secrétariat d’État aux migrations. Plus de 150 imams de Suisse ont déjà suivi ce projet au titre évocateur: Les organisations musulmanes comme actrices sociales (OMAS). Rien qu’en 2021-2022, 65 imams ont ainsi été formés, soit plus de la moitié de ceux en poste en Suisse. Le CSIS a aussi mis en place un CAS en Aumônerie musulmane dans les institutions publiques.
À Genève, un CAS Formation pour les imams et les enseignants de l’instruction religieuse islamique a été lancé en 2017 par l’UNIGE, en concertation avec le Bureau de l’intégration du Canton. Ses cours de culture et société suisses doivent permettre aux participants de mieux comprendre les enjeux liés à la laïcité genevoise.
Le champ des destinataires est plus large à Lausanne. La formation de l’UNIL Communautés religieuses, pluralisme et enjeux de société s’adresse aux responsables spirituels et administratifs de communautés religieuses reconnues ou en cours de reconnaissance dans le canton de Vaud, ou encore à des personnes impliquées professionnellement ou associativement dans le dialogue interreligieux. Le module permet ainsi aux participants de rencontrer des représentants d’autres traditions religieuses, avec une plongée dans les traditions des autres. lb