Anahite, ici avec deux de ses enfants, a tout laissé derrière elle, n'emportant que ses papiers | © Jacques Berset
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Les Arméniens du Haut-Karabakh ont subi une vraie «épuration ethnique»

«Les enfants que nous recevons dans nos locaux montrent de graves troubles post-traumatiques», nous confie Sona, directrice du Centre psycho-social d’Arevamanuk, à Gumri, au nord-ouest de l’Arménie. La psychologue clinique rappelle qu’en septembre dernier plus de 30’000 enfants ont été entraînés dans l’exode forcé hors de l’Azerbaïdjan de plus de 100’000 Arméniens du Haut-Karabakh.

Texte et photo: Jacques Berset, de retour d’Arménie

«Nous avions déjà commencé notre travail avec les enfants réfugiés et les familles de soldats tués lors de la ›guerre des 44 jours’ en 2020, mais désormais le Haut-Karabakh a été vidé de sa population arménienne», explique Sona. Depuis septembre dernier, les familles qui ont fui l’Artsakh – nom donné par les Arméniens au Haut-Karabakh – n’ont plus rien. Face à l’arrivée imminente des soldats azéris (voir encadré), terrorisées, elles ont abandonné leur terre ancestrale en quelques jours, parfois en quelques heures, laissant derrière elles tous leurs biens, leur maison, leur appartement, leurs animaux…

Un blocus total durant 9 mois

«Les enfants et les ados – le centre accueille des réfugiés de 4 à 17 ans – ne s’expriment pas sur ce qu’ils ont vécu. Pour le moment, ils s’enferment dans le mutisme. Dans leurs dessins, on voit les emblèmes de leur patrie, le drapeau de l’Artsakh», confie Sona, en montrant une série de dessins des enfants qu’elle reçoit au centre. «Ils sont angoissés, ont perdu leur identité, leur patrie, la mémoire des massacres en Artsakh se combinant avec les récits du génocide arménien de 1915 remonte à la surface… Les Azéris avaient mis en place un blocus total durant 9 mois, les communications avaient été coupées, avec pour conséquence la pénurie de nourriture et de médicaments. Les réfugiés ont vécu plusieurs attaques des Azéris, ont subi des bombardements, certains de ces enfants sont devenus sourds…»

«Dans leurs dessins, on voit les emblèmes de leur patrie, le drapeau de l’Artsakh», confie Sona | © Jacques Berset

Présidente du conseil de la Fondation psycho-sociale Arevamanuk, qu’elle a créée à Gumri, Arminé Gmür confirme de son côté que ces enfants de l’Artsakh «sont revenus de l’enfer», victimes d’un sévère blocus de l’enclave, une «action génocidaire bien planifiée» par Bakou. L’Arméno-Suissesse ajoute qu’ils ont été soumis depuis la «guerre de 44 jours» à un véritable «siège spirituel», avec les prières d’un imam relayées 5 fois par jour par de puissants haut-parleurs. «Le but était de semer la panique dans la population arménienne, également par des messages de haine sur Facebook, par la retransmission de l’arménophobie véhiculée par le gouvernement de l’Azerbaïdjan.

Un exode sans retour

En quittant l’enclave assiégée pour chercher refuge en Arménie, les «Artsakhtsis» ont dû franchir le barrage fermant le corridor de Latchine, seule voie de sortie. Les colonnes de voitures ont attendu des heures, parfois des jours, car les soldats Azéris fouillaient les véhicules, sortant les hommes à la pointe du fusil et les faisant passer par un interrogatoire serré. Ils avaient des listes de personnes recherchées très précises, contenant des centaines de noms de soi-disant «terroristes». Avant de pouvoir partir, les hommes ont été menacés, humiliés, certains battus, subissant les moqueries des soldats Azéris, fiers de leur victoire sur les «héros arméniens». Les hommes ayant participé à la guerre avaient pris la précaution de brûler leurs papiers militaires, enterrant leurs médailles, de crainte d’être arrêtés. Des femmes ont été dépouillées de leurs bijoux, des voitures ont été confisquées et leurs passagers forcés de continuer à pied.

Centre psycho-social d’Arevamanuk reçoit des réfugiés traumatisés par al guerre et l’exil | © Jacques Berset

«Suite à ces événements douloureux, on note chez les enfants une régression psychologique. Un jeune adulte peut choisir de se réfugier dans le lit de sa mère pour pouvoir dormir. Il y a un grand sentiment d’insécurité, de perte: ils ont tout abandonné, ils sont partis avec leurs seuls habits. En plus, ils sont devenus accros à leur téléphone portable. Ils visionnent les vidéos azéries qui montrent la façon dont ils traitent les soldats prisonniers ou tués. Les Azéris prennent le portable des soldats capturés et envoient à leur famille des photos de sévices et de torture, des images d’oreilles coupées, de soldats jouant avec des têtes coupées… Ils veulent faire comprendre aux «Artsakhtsis» qu’ils ont tout perdu, qu’ils ne pourront jamais revenir sur leurs terres!» Une «stratégie de l’effroi» enseignée dans les casernes… pour créer la panique. Les enfants visionnent ces vidéos, les parents, trop occupés à trouver les moyens de survivre, ne les surveillent pas…

Partis avec seulement ses papiers

Anahite, mère de trois enfants – Aren, 8 ans, et Arsen, 6 ans, des garçons, et Milana, une fille de 3 ans – est arrivée il y a tout juste un mois à Panik, un village catholique de 3’000 habitants à quelque 30 km au sud-est de Gumri. Son mari, qui était officier, ne s’en est pas trop mal tiré, car il a été protégé par un soldat russe présent au poste de contrôle azéri du corridor de Latchine. Il ne veut pas être pris en photo, car il craint les espions azéris infiltrés, comme beaucoup d’autres anciens combattants que nous avons rencontrés.

A Maralik, des enfants rescapés du Haut-Karabakh | © Jacques Berset

«Nous habitions dans les caves, notre village était bombardé. On ne pouvait pas rester, alors on a été évacués. C’est mon beau-père qui est venu nous chercher avec sa grande voiture. Remplie de près de 20 personnes. On n’a rien pu prendre. Nous nous sommes d’abord réfugiés à l’aéroport de Stepanakert, la capitale de l’Artsakh, mais on ne pouvait plus retourner chercher nos affaires. On n’avait pris que nos papiers», détaille Anahite.

Certains n’ont même pas eu le temps de prendre leur passeport. La famille est restée quatre jours à l’aéroport sans manger. «Les soldats de la paix russes nous ont seulement donné, le premier jour, un petit déjeuner pour les enfants, mais rien pour les adultes qui dormaient dans les voitures. A l’aéroport, on a reçu des couvertures». Ceux qui n’ont pas trouvé d’essence – le blocus durait depuis le mois de décembre – ont dû laisser leur voiture sur place, d’autres ont pu en acheter aux soldats russes, trois fois le prix!

Officiers supérieurs et dirigeants de l’Artsakh dans le collimateur

«On a pu trouver un peu de nourriture sur la route, des bêtes avaient été abattues, mais le ravitaillement était précaire. Mon père a été interrogé par les soldats: ‘combien d’Azéris avez-vous tués’…», poursuite Anahite. Il avait participé à la 1ère guerre du Karabakh. Les soldats, le libérant, lui ont crié: «Que Dieu soit avec vous, partez!» Ils cherchaient avant tout les officiers supérieurs et les dirigeants de l’Artsakh.

«On est arrivé au village de Kornidzor, en Arménie, où on s’est inscrits. On a reçu de la nourriture, de l’eau, des sucreries pour les enfants… Nous sommes passés par Goris, près de la frontière avec l’Azerbaïdjan, avant d’arriver à Panik, et maintenant nous sommes hébergés dans une maison appartenant à un ami de mon mari, vide depuis 7 ans. Des gens de bonne volonté nous ont aidés afin que nous puissions nous installer et trouver des meubles», témoigne Anahite.

«Pour le moment, on reçoit une aide de l’Etat, mais pour combien de temps? Ici, il n’y a pas de travail. On a été bien accueillis, il y a de la solidarité, mais il y a aussi des gens qui nous demandent pourquoi nous sommes partis de l’Artsakh. Ils pensent que l’on peut vivre avec les ‘Turcs’ (c’est ainsi que les «Artsakhtsis» nomment les Azéris), mais ces derniers détruisent nos cimetières, arrachent les symboles arméniens, piétinent nos drapeaux et enlèvent les croix sur nos églises. On suit les nouvelles sur Facebook, il n’y a plus que cinq ou six Arméniens qui sont restés à Stepanakert».

«Mon mari a été décapité»

A Maralik, à 25 km au sud de Gumri, nous nous rendons dans le «quartier social» de la ville, construit après le tremblement de terre du 7 décembre 1988 qui a fait des dizaines de milliers de morts. Le quartier hébergeait des orphelins, des sans-abris et des personnes assistées, mais accueille aujourd’hui également des réfugiés de l’Artsakh. Sur la place, où se rassemblent les habitants pour acheter des marchandises entassées dans le coffre d’une voiture, s’approche Alvarde, une dame âgée provenant de Maraghan, dans la région de Martakert, dans le nord du Haut-Karabagh.

Le fils de Alvarde, (à dr) est mentalement handicapé, «traumatisé à la suite de la guerre de 2020» | © Jacques Berset

Elle veut témoigner: «mon mari a été décapité par les Azéris en 1992 quand notre village a été pris par les ‘Turcs’», tandis que son fils est handicapé mentalement. «Il a été traumatisé à la suite de la guerre de 2020». Maralik, une ville de 5’500 habitants de la région du Chirak, faisant partie de la Commune d’Ani, s’était préparée à recevoir les réfugiés «Artsakhtsis»: elle en a déjà accueilli plus de 400. Mais comme beaucoup d’autres bourgs de cette région agricole sans industrie, Ani n’a plus que 14’000 habitants, ayant perdu en 5 ans plus de 6’000 habitants, partis chercher du travail en Russie. Nombre de réfugiés pensent aussi à partir à l’étranger pour trouver du travail et tenter de reconstruire une vie brisée. (cath.ch/jb)

Offensive éclair
Le Haut-Karabakh, enclave arménienne sise en Azerbaïdjan, a été vidée de ses habitants en quelques jours après l’offensive éclair des forces azéries suivie de la capitulation de la République d’Artsakh, le 20 septembre dernier. Cette République autoproclamée, non reconnue internationalement, a été dissoute après 32 ans d’existence et plusieurs guerres sanglantes. Les appels du pape François, rappelant au respect des populations de ce qui fut le berceau de la civilisation arménienne, avec ses centaines d’églises, de monastères et pierres tombales datant du XIe au XIXe siècle, ont été vains. De même les exhortations du Conseil des conférences épiscopales d’Europe (CCEE) pour «le droit au retour des personnes déplacées sur les terres où elles ont grandi avec leurs traditions». JB

Kasa
Face au drame des réfugiés du Haut-Karabakh, la fondation KASA – Komitas Action Suisse-Arménie – une organisation humanitaire fondée en 1997 à Lausanne et active sur le terrain en Arménie, s’engage. Elle a pu, grâce à sa riche et efficace expérience, réorienter rapidement ses activités vers les nouveaux besoins provoqués par la guerre de 2020 et par le nouvel exode des habitants du Haut-Karabakh. Elle contribue à l’intégration des nouveaux arrivants et soutient des familles qui arrivent chaque jour, complétement démunies. JB

Anahite, ici avec deux de ses enfants, a tout laissé derrière elle, n'emportant que ses papiers | © Jacques Berset
3 novembre 2023 | 17:00
par Jacques Berset
Temps de lecture : env. 7  min.
Arménie (103), Azerbaïdjan (44), génocide (45)
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