Le pape François protège-t-il Marko Rupnik?
Le prêtre et artiste slovène Marko Rupnik a été récemment expulsé de l’ordre des jésuites en rapport à des accusations d’abus sexuels sur des femmes majeures. Mais certains aspects de l’affaire, dont l’absence de sanction du Vatican, ont amené des observateurs à considérer que le mosaïste bénéficiait de la protection du pape François lui-même.
«L’affaire Rupnik révèle cruellement à quel point les hiérarchies ecclésiastiques ont du mal à comprendre le problème des abus sexuels à l’encontre des religieuses», relevait la vaticaniste Lucetta Scaraffia dans un éditorial de La Stampa, en décembre 2022. Une opinion émise juste après la diffusion par la presse des témoignages de plusieurs religieuses assurant avoir subi des agressions sexuelles de la part de Marko Rupnik.
Le nombre de victimes présumées du célèbre prêtre et mosaïste a été estimé à une quarantaine. La plupart des cas remonteraient aux années 1980 et 1990, commis en grande partie dans la Communauté de Loyola, basée à Ljubljana (Slovénie). A l’époque, Marko Rupnik en était le directeur spirituel. Certains abus auraient aussi été commis au Centre Aletti de Rome, un institut fondé en 1993 par Jean Paul II, dont l’ancien jésuite a été directeur artistique.
«Le pontife argentin a pour l’instant été plutôt discret quant au rôle qu’il a joué dans cette affaire»
A cause du délai de prescription, l’artiste n’a jamais été inquiété par la justice civile. Mais l’affaire a été traitée au sein de l’Eglise, notamment par la Compagnie de Jésus. Après avoir enquêté plusieurs années, cette dernière a estimé que les accusations contre le Père Rupnik étaient «d’une probabilité très élevée». Suite au refus de se plier aux exigences et aux restrictions imposées par son ordre, le Slovène s’en est finalement fait renvoyer en juin 2023.
Le pape a-t-il «dés-excommunié» le Père Rupnik?
«L’affaire Rupnik» aurait pu se terminer là si elle n’avait développé des ramifications dérangeantes. Tout d’abord, si le cas a été traité jusqu’à son aboutissement par les jésuites, il n’en a pas été de même pour Rome, qui n’a pris aucune sanction concernant Marko Rupnik suite aux accusations des religieuses.
Pourtant, Marko Rupnik a bien été par le passé dans le collimateur du Vatican. On apprenait en effet, le 15 décembre 2022, que le prêtre avait été «temporairement» excommunié en 2020 pour motif «d’absolution du complice», un crime de la plus haute gravité selon le droit canon. En 2015, Marko Rupnik aurait ainsi donné l’absolution à une femme avec laquelle il avait eu des relations sexuelles.
Suite à une accusation formulée en 2019, la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF) avait prononcé son excommunication. La mesure a été levée en 2020, au motif que l’artiste s’était «repenti», dans des circonstances qui restent mystérieuses. Une incertitude qui a amené certains à considérer que le pape jésuite lui-même avait intercédé en faveur de l’artiste, duquel il a pu être proche par le passé.
L’implication du pontife a toutefois été démentie par le cardinal Luis Ladaria, qui était préfet de la CDF au moment de la levée de l’excommunication. L’Espagnol a assuré que le pape n’était pas intervenu dans cette affaire et qu’il ne lui en avait même pas parlé.
Des affirmations corroborées par le média hispanophone Vida Nueva Digital. Citant des sources vaticanes, il assure que «le Saint Père est resté en dehors de l’enquête sur les deux allégations d’abus de l’artiste jésuite afin de respecter le processus judiciaire et le principe de non-ingérence». François n’aurait ainsi pas eu accès au dossier Rupnik et ne connaîtrait pas les détails des accusations. La levée de l’excommunication aurait pu être, comme le droit canon le permet, actée par le préfet de la CDF ou par le supérieur de la Compagnie de Jésus, à l’époque, Arturo Sosa.
Maintien de la prescription
Ces explications n’ont cependant pas empêché l’idée selon laquelle le pape François protégerait son «ami» Rupnik de faire son chemin dans les têtes. L’un des «aliments» de cette thèse est le fait que le pontife n’a pas exercé son pouvoir de lever le délai de prescription canonique, ce qui aurait permis à la CDF de se saisir du dossier. Au lieu de cela le dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF-anciennement CDF) a classé le dossier en octobre 2020.
«Des ecclésiastiques de haut rang proches de François ont fortement suggéré que François avait pratiquement tout à voir avec la gestion de cette affaire»
Christopher Altieri
Le pontife argentin a pour l’instant été plutôt discret quant au rôle qu’il a joué dans cette affaire. Il a abordé une seule fois le sujet aux médias en réponse à une question de l’Associated Press en janvier 2023. Il a alors assuré qu’il avait seulement effectué «une petite chose procédurale qui est arrivée à la CDF» concernant Marko Rupnik, mais qu’il n’avait «rien à voir avec cette affaire». Le pontife a précisé avoir donné des indications pour qu’une deuxième série d’accusations soit traitée par le même tribunal que celui qui avait examiné la première.
Interrogé également sur les raisons pour lesquelles il n’avait pas fait lever la prescription dans le cas de Marko Rupnik, il a affirmé qu’il était «toujours» juste de renoncer à la prescription dans les cas impliquant des mineurs et des «adultes vulnérables», mais qu’il était important de maintenir les garanties juridiques traditionnelles dans les cas impliquant d’autres adultes, comme cela a été le cas concernant le mosaïste.
Quelle implication de François?
Des explications qui n’ont pas convaincu tout le monde et qui ont même éveillé certains doutes. Le vaticaniste Christopher Altieri, du Catholic World Report, a ainsi relevé que «des ecclésiastiques de haut rang proches de François ont fortement suggéré que François avait pratiquement tout à voir avec la gestion de cette affaire».
Le journaliste faisait référence à une déclaration publiée fin décembre 2022 par le vicaire général du diocèse de Rome, le cardinal Angelo de Donatis. Le diocèse, dont le pape François est l’évêque, est concerné par le scandale du fait que le Centre Aletti se trouve sous sa juridiction. L’institution a ainsi lancé sa propre enquête sous la forme d’une visite canonique.
Avant Noël dernier, le cardinal de Donatis aurait ainsi dit plusieurs choses «ayant un parfum de vérité», selon Christopher Altieri. Le prélat a notamment affirmé que le diocèse de Rome était «réconforté par le discernement de son Pasteur suprême». Pour le journaliste, cette phrase indique clairement, «pour quiconque maîtrise la langue curiale», que le pape François, loin d’être éloigné de cette affaire, au contraire «mène la danse» et «soutient» Marko Rupnik.
Le cardinal a aussi affirmé s’en remettre autant à la miséricorde du Seigneur qu’au «discernement prudent de ceux qui sont appelés à prendre des décisions concernant les personnes impliquées». Un autre indice, pour le vaticaniste, que le Père Rupnik serait «sous la protection du pape», ce dernier étant directement amené à «prendre des décisions».
Un vicariat romain «conciliant»
La visite canonique diocésaine, ordonnée le 16 janvier 2023, a été menée par le Père Giacomo Incitti, professeur de droit canonique à l’Université pontificale Urbanienne. Le rapport qui en a résulté a été remis aux autorités diocésaines le 23 juin. Angelo de Donatis a commenté son contenu le 18 septembre dernier. Le vicaire de Rome a notamment affirmé: «Il apparaît clairement qu’au sein du Centre Aletti, il existe une vie communautaire saine et dépourvue de problèmes critiques particuliers.»
«Les victime du Père Rupnik déplorent que les promesses de ‘tolérance zéro’ ne sont qu’une ‘campagne de relations publiques’»
Le visiteur canonique, lit-on dans la note, «a consciencieusement examiné les principales accusations portées contre le Père Rupnik, en particulier celle qui a conduit à la demande d’excommunication». Et «sur la base de l’abondant matériel documentaire étudié, le visiteur a pu constater et donc signaler des procédures gravement anormales, dont l’examen a généré des doutes fondés, également sur la demande d’excommunication elle-même». Le rapport du vicariat ne mentionne toutefois pas les témoignages des religieuses.
Tentative de «réhabilitation»?
Le rapport du diocèse de Rome a été accueilli par une vive indignation, notamment par des éditorialistes et par les victimes présumées du Père Rupnik elles-mêmes. Cinq d’entre elles ont écrit une lettre ouverte quelques jours après la note d’Angelo de Donatis. Elles y affirment que la déclaration du vicariat «ne fait pas que ridiculiser la douleur des victimes, mais aussi celle de l’Eglise toute entière, qui est mortellement blessée par une arrogance si obstinée.» Elles déplorent que les promesses de «tolérance zéro» concernant les abus sexuels de la part de responsables de l’Eglise ne sont qu’une «campagne de relations publiques.»
Nombre d’observateurs parlent en tout cas de la démarche du vicariat de Rome comme une «tentative de réhabilitation» de Marko Rupnik. Et certains de s’étonner que les conclusions de l’enquête diocésaine soient à ce point différentes de celles des jésuites, mettant également en doute la décision du DDF d’excommunier Marko Rupnik.
Les enquêteurs étant parvenus à ce dernier résultat après des années de recherches se sont déclarés «perplexes» envers le rapport de de Donatis. Interrogés à ce sujet par Vida Nueva Digital, ils regrettent que le document ne prenne pas en compte les témoignages des victimes présumées.
Selon Maria Campatelli, Marko Rupnik subit «une campagne médiatique basée sur des accusations non prouvées et diffamatoires»
Ils déplorent aussi que Giacomo Incitti ne les aient pas contactés, à des fins de vérification. Le média hispanophone rappelle que Mgr Daniele Libanori, évêque auxiliaire de Rome, s’est désolidarisé, en décembre 2022, de la démarche du cardinal de Donatis. Vida Nueva Digital donne également la parole à des experts en abus de pouvoir et de conscience, expliquant à quel point les auteurs d’abus ou leurs complices parviennent aisément à cacher le moindre indice de comportement licencieux.
Le pape rencontre une «défenseuse» de Marko Rupnik
Les enquêteurs du diocèse de Rome auraient ainsi pu être abusés par les personnes soutenant encore Marko Rupnik. Ou alors est-ce, comme certains le pensent, que le cardinal de Donatis a été «l’agent» de François dans la mission de réhabilitation de l’ancien jésuite?
Le journaliste américain Ed Condon, dans le média catholique The Pillar, s’interroge sur «l’abondant matériel documentaire» consulté par Giacomo Incitti. Il note que le genre de dossier du DDF concernant l’excommunication de Rupnik est caractérisé par «le plus haut degré de confidentialité». Si effectivement le visiteur a eu accès à ces documents, le journaliste s’interroge sur une «action concertée» au plus haut niveau du Vatican pour établir une version «particulière» de l’affaire.
Dans le sillage des déclarations de de Donatis, le pape François a également reçu, le 15 septembre 2023, Maria Campatelli. Cette religieuse âgée de 61 ans, directrice du Centre Aletti, défend âprement Marko Rupnik. En juin dernier, elle a écrit une lettre ouverte dénonçant «une campagne médiatique basée sur des accusations non prouvées et diffamatoires». Maria Campatelli a également prétendu que les jésuites avaient soustrait des documents «qui démontreraient une vérité différente de celle qui a été publiée.»
Cette visite «dans une atmosphère si familière» a été «jetée à la face des victimes», lancent les cinq religieuses accusant Marko Rupnik dans leur lettre ouverte parue le 19 septembre 2023 sur le site Italy Church Too. Elles rappellent que le pape leur a refusé un entretien et qu’il n’a pas répondu à quatre lettres envoyées en juillet 2021 dénonçant les agissements de l’ancien directeur artistique du Centre Aletti.
Un pape naïf, hypocrite, ou bien renseigné?
La situation est donc particulièrement complexe et confuse. Les soupçons pesant sur François amènent certains médias à présenter des titres percutants tels que «Le pape peut-il survivre au scandale Rupnik?» (Unherd), «Le scandale Rupnik va-t-il submerger le synode?» (ilgiornale.it), ou encore «Rupnik, le protégé» (Setemargens).
«Une troisième hypothèse voudrait que le pontife manoeuvre réellement en coulisse pour préserver Marko Rupnik»
A ce stade, plusieurs hypothèses sont à considérer. Une première est que le pape François ne soit pas du tout impliqué dans cette affaire, comme il l’a affirmé, et que l’ensemble des choses qui lui sont reprochées ne soient issues que d’interprétations erronées. Une seconde possibilité est que le pape bloque effectivement les procédures contre le Père Rupnik, en raison des doutes sur sa culpabilité, soit parce qu’il est spécialement naïf, qu’il est trompé par des personnes mal intentionnées, mais également peut-être parce qu’il possède des informations que nous n’avons pas.
Une troisième hypothèse voudrait que le pontife manoeuvre réellement en coulisse pour préserver Marko Rupnik, eu égard à son attachement pour lui, et dans un réflexe de protection de l’institution. Une telle possibilité ferait alors planer sur lui le reproche d’hypocrisie face à son insistance sur la «tolérance zéro» envers les abus, doublé de celui de mensonge, ayant assuré qu’il n’était pas impliqué dans cette affaire.
Quelle que soit la vérité, le fait que les informations données par les instances romaines sont, comme à l’habitude, particulièrement lacunaires, hermétiques et imprécises ne font certainement rien pour apaiser les rumeurs, les spéculations, ni l’appétit journalistique pour les soupçons d’intrigues et de complots. (cath.ch/ag/arch/rz)