Paul Dembinski

Et vogue de crise en crise la galère de l’humanité

Selon les estimations convergentes, le volume globale des actifs financiers avoisine les 400 mille milliards de dollars, soit environ le quintuple du produit mondial. Ce chiffre recouvre toutes les catégories d’actifs, allant des crédits bancaires ou dettes obligataires aux actions, cotées ou non.

Au regard de ces magnitudes, les besoins de financement de la transition écologique et des Objectifs du développement durable (ODD) semblent à portée de main. On estime en effet ces besoins à 5 mille milliards par année pour les ODD et 2,7 mille milliards pour la dimension climatique. Pourquoi alors, le monde est en panne face à cette double et légitime aspiration, sociale et environnementale? Pourquoi la «finance durable» dont on parle tant ces jours-ci dans l’Arc lémanique peine à faire la différence? En effet, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, le constat a été sans ambiguïtés: seuls 12% des indicateurs liés au ODD sont sur la trajectoire, le reste soit accuse un retard significatif, soit a reculé par rapport à leur niveau de 2015.

La «finance durable» est une notion aux contours flous, elle recouvre un vaste ensemble d’aspirations, de promesses, de techniques et de produits financiers qui promeuvent la réalisation des effets extra-économiques positifs tout en préservant une performance financière satisfaisante. L’idée centrale de la finance durable est donc que l’épargnant, ou sa caisse de pension, donne l’impulsion à son mandataire, banque ou gestionnaire de fortune, de privilégier les projets à impact (au sens large) positif. Le mandataire devra ensuite veiller – ou faire pression – sur l’acteur de l’économie réelle (entreprise, instance publique ou ONG) pour qu’il utilise les fonds mis à disposition de manière à obtenir conjointement du rendement et de l’impact. Le chemin institutionnel est donc semé d’embuches pour que l’intention de l’épargnant soit suivie d’effet au niveau de l’économie réelle.

«Les bonnes intentions des uns ne trouvent pas de relais au niveau de actes dans l’économie réelle»

La construction de la finance durable repose sur trois ambiguïtés qu’il est important de lever au plus vite. La première a trait au postulat de base qui consiste à affirmer qu’il y a – dans l’économie – pléthore de projets potentiels en mesure de garantir simultanément la performance financière de marché et l’impact. Comme s’il n’y avait qu’à changer de lunettes – ou plus prosaïquement se baisser – pour faire du bien, sans aucun coût supplémentaire. Cette hypothèse est très souvent démentie dans la pratique qui impose les choix de priorités entre la performance et l’impact. La question est d’importance, elle interpelle directement l’épargnant et son plan de pension. Le sacrifice n’a pas beaucoup la cote dans le monde de la finance.

La deuxième ambiguïté est liée au mode de transmission de l’intention de l’épargnant à l’entreprise de l’économie réelle supposée «bien» investir. S’agit-il d’un mécanisme de conviction partagée, ou d’un rapport de force où le prix du financement jouerait un rôle, et donc où les projets à impact auraient accès à un financement aux meilleures conditions? Si c’est la dernière option qui est retenue, reste la question: qui paie la différence: l’épargnant, son mandataire, ou les pouvoirs publics via une subvention par exemple.

La troisième ambiguïté tient à la notion d’investissement qui ne fait pas de différence entre l’investissement réel et l’investissement de portefeuille (achat de titres). Dans les faits, la différence est immense: l’investissement réel change l’économie, alors que l’investissement financier ne fait que changer l’allocation des actifs existants avec un effet réel, au mieux, menu et distant. Aussi longtemps que la différence ne sera pas articulée de manière audible pour l’épargnant et son fonds de pension, les bonnes intentions se borneront à un commerce d’action sans impact significatif. Le fait que personne ne se presse pour lever ces ambiguïtés laisse à penser que bien de produits et services qui se proclament de finance durable, sont portés avant tout par le souci de marketing. Ainsi, les bonnes intentions des uns ne trouvent pas de relais au niveau de actes dans l’économie réelle. Et vogue la galère … de crise sociale en crise climatique, comme Laudato si’ nous en a avertis.

Paul Dembinski

11 octobre 2023

Que se cache-t-il derrière le concept de «finance durable»? | © Pixabay
11 octobre 2023 | 07:59
par Paul Dembinski
Temps de lecture : env. 3  min.
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