Mgr Charles Morerod: «Nous ne voyons que la pointe de l’iceberg»
Pour Mgr Charles Morerod, les résultats de l’enquête sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise en Suisse n’ont rien de surprenant. Mais il permettent d’avoir une vision globale qui manquait à ce jour. L’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg trouve même le chiffre d’un millier de victimes encore largement sous-évalué.
Mgr Charles Morerod a reçu cath.ch le 13 septembre 2023 à l’évêché de Fribourg. Lors d’un bref entretien, il a rappelé ses expériences de rencontres avec les victimes et les perspectives d’avenir. Un changement de mentalité et de comportement reste nécessaire.
A la lecture du rapport sur histoire des abus sexuels dans l’Eglise catholique en Suisse quelle est votre appréciation?
Charles Morerod: Une chose me surprend c’est que l’on dénombre ‘seulement’ 1002 cas d’abus sexuels. Pour le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg nous avons recensé 150 cas pour quelque 200 victimes. Même si chaque cas est un cas de trop, on sait que ce n’est que la pointe de l’iceberg. Ce rapport, une fois de plus, met en lumière la mauvaise gestion des cas d’abus dans l’Eglise, de la non-reconnaissance de victimes, et c’est déplorable.
Lorsque les évêques ont demandé cette étude sur les abus, c’était pour avoir un regard extérieur sur le problème. Le fait qu’elle démontre des abus et l’aspect systémique de la culture de la dissimulation n’est en soi pas surprenant. Le but de l’étude est de nous aider à mieux le comprendre pour nous corriger.
«Une chose me surprend c’est que l’on dénombre ‘seulement’ 1002 cas d’abus sexuels.»
Pourquoi cette enquête n’a-t-elle pas eu lieu beaucoup plus tôt, il y a 20 ans ou au moins 10 ans?
Les évêques n’étaient pas prêts. Il faut un changement de culture. Il faut renoncer à regarder cette situation comme quelque chose qui endommage notre image, mais comme quelque chose qui doit nous aider à réparer, guérir et prévenir.
L’étude montre que la mentalité de dissimulation a perduré encore jusqu’aux années 2000, voire au-delà?
Oui, il faut du temps pour changer une mentalité séculaire. Personnellement, je vois une continuité entre cette étude nationale et celle que j’ai ordonnée sur l’institut Marini. Lors de sa présentation, en 2016, j’avais souligné qu’il faudrait encore d’autres études pour avoir une vision suffisamment globale. C’est ce qu’on a commencé à faire .
«Il faut renoncer à regarder cette situation comme quelque chose qui endommage notre image.»
On peut y voir aussi un changement de génération?
Sans doute, les gens aujourd’hui sont nettement moins enclins à voir le prêtre comme un demi-dieu. Ce changement de regard sur le prêtre est une bonne chose, même si cela n’est pas toujours facile à vivre. Mais c’est libérateur pour tout le monde.
«Les gens aujourd’hui sont nettement moins enclins à voir le prêtre comme un demi-dieu.»
Est-ce que vous continuez à recevoir des victimes?
Oui, j’en ai reçu environ 60 et cela continue. Parfois des contacts restent, parfois pas. Mais on n’arrive pas à compenser la souffrance subie. Avant de les rencontrer, je n’avais pas idée de leurs situations très diverses. La résilience n’est pas la même pour tous et la souffrance n’est pas seulement liée à la nature des actes subis. Le ressenti occuppe une place importante.
Autrefois on se disait: «L’acte a été malheureux, mais la victime s’en remettra». Ce qui n’est pas vrai du tout, mais cela explique peut être aussi la manière de voir le coupable ‘qui n’aurait pas dû faire cela, mais qui ne recommencera pas’.
Dans cette démarche est-il possible d’introduire la notion de pardon?
Cela dépend des victimes. Il faut une grande prudence pour que la victime ne le ressente pas comme une négation de l’abus.
Mgr Bonnemain a annoncé la création d’une instance d’accueil et d’écoute nationale. Comment voyez-vous la chose?
C’est évidemment une bonne idée. Après la dissolution de la commission diocésaine ‘SOS prévention’ mise en place par Mgr Bernard Genoud, j’ai essayé de créer une instance pour la Suisse romande, mais cela n’a pas marché. Les victimes nous ont dit à un moment donné: ‘Nous ne croyons plus en vos instances internes à l’Eglise. Faisons un organe externe’. C’est comme cela que la CECAR (Commission écoute-conciliation-arbitrage réparation) a été créée en tant qu’organe indépendant de l’Eglise. On pourrait imaginer l’élargir à toute la Suisse. Nous devons cependant aussi considérer que si la plupart des victimes souhaitent une instance indépendante, d’autres demandent une relation avec l’Eglise et le diocèse. Je pense que les commissions diocésaines doivent aussi continuer à exister.
«Autrefois on se disait: ‘L’acte a été malheureux, mais la victime s’en remettra’. Ce qui n’est pas vrai du tout.»
Le président de la CES Mgr Gmür évoque aussi la création d’un tribunal pénal canonique national pour juger les abuseurs.
Oui, les officialités canoniques ont de la peine à organiser des procès pénaux car elles manquent de personnel qualifié, c’est un fait général. Mais pour les victimes, les procès canoniques ne sont pas crédibles.
On parle beaucoup du nécessaire changement de mentalité et de fonctionnement. Le synode sur la synodalité qui va se réunir à Rome au mois d’octobre peut-il apporter quelque chose?
Le principe de la synodalité implique d’envisager une participation plus active des laïcs à la vie et aux organes dirigeants de l’Eglise. Ce que de fait nous faisons déjà, mais on se heurte à un obstacle. Même si l’évêque s’entoure de laïcs pour le conseiller, en dernier ressort, c’est toujours lui qui décide. (cath.ch/mp)
Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.