Projet pilote: le groupe SAPEC est content mais reste vigilant
«De bonnes intentions, mais qu’il s’agit de concrétiser.» C’est ainsi que les membres du groupe SAPEC (soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse) ont reçu, de manière générale, la présentation, le 12 septembre 2023 à Zurich, de l’étude pilote sur les abus sexuels lancée par l’Église en Suisse.
«J’ai entendu, dans un langage académique, ce que nous crions haut et fort depuis 13 ans», relève Marie-Jo Aeby, vice-présidente du SAPEC, à la sortie de l’Espace Dickens, à Lausanne. L’association suisse de victimes d’abus y a organisé une retransmission en direct de la conférence de presse qui a présenté les premiers résultats du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels en Église en Suisse.
Offrir un espace de discussion
Une vingtaine de personnes sont réunies, en cette chaude matinée de fin d’été, face à un écran géant qui diffuse les images de la conférence avec traduction simultanée. La retransmission a été proposée par le groupe SAPEC du fait que l’association créée en 2010 est une réalité essentiellement romande. Tout en proposant un espace de discussion, la possibilité a ainsi été donnée aux membres du groupe de pouvoir plus facilement assister à l’événement se déroulant à Zurich, explique Marie-Jo Aeby.
Les invités, dont des membres du groupe SAPEC, des représentants de la presse et des personnes intéressées, écoutent en silence les intervenants. Des sourires apparaissent parfois au détour de phrases bien senties, telles que «cette démarche aurait dû se faire il y a 20 ans», lancée par Monika Domman, l’une des responsables du projet pilote.
Libérer la parole
Lorsque la séance se termine, des applaudissements éclatent, signe que les discours ont été positivement reçus. A la sortie de la salle, Valerio Maj salue «quelque chose de très important». L’homme d’une soixantaine d’année a été abusé par un prêtre en Italie, il y a plus de 50 ans. Il témoigne notamment dans le dossier Lorsque le berger est un loup, réalisé en 2018 par Pierre Pistoletti. «C’est bien que l’Église en Suisse se mette au diapason de ce qui a déjà été fait dans beaucoup d’autres pays. La démarche m’est apparue comme plutôt sérieuse, en tout cas de grande ampleur.»
«C’est bien de reconnaître et d’identifier les blessures, mais ensuite, il faut les soigner»
Véronique, art-thérapeute dans le canton de Vaud
Valerio estime que les mesures présentées par Mgr Bonnemain, évêque de Coire, vont dans le bon sens. L’Italien d’origine, qui vit près de Fribourg depuis 40 ans, juge aussi que l’Église devrait s’ouvrir sur d’autres sujets que la pédophilie. «Il y a tous ces prêtres qui ont des compagnes ou des enfants, ou ceux qui vivent mal leur homosexualité… les problèmes liés à la sexualité sont beaucoup plus vastes que ça dans l’Église.»
Mais pour Valerio, le projet d’enquête peut surtout aider à la libération de la parole. «Les personnes concernées seront plus disposées à s’exprimer. Cela peut leur faire du bien de savoir qu’elles ne sont pas seules.»
La «réparation» oubliée?
Marie (prénom fictif), abusée par un prêtre dans le canton de Fribourg dans les années 1960, qui a récemment témoigné sur cath.ch, était présente lors de la retransmission. «C’est un grand pas en avant. C’est très bien que l’Église veuille faire le ménage.» Elle s’affirme cependant choquée par «les chiffres énormes» révélés lors de la présentation à Zurich (entre 1950 et 2022, 1002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs). Elle reste aussi perplexe sur la réelle prise de conscience dans l’Église.
Outre des victimes d’abus, des personnes intéressées ont assisté à la retransmission à Lausanne. Véronique, non-membre du groupe SAPEC, est art-thérapeute dans le canton de Vaud. Elle traite depuis des années des personnes ayant subi des «grosses cassures» de vie, telles que des abus sexuels. Elle considère que les représentants de l’Église n’ont peut-être pas mis assez l’accent sur la dimension de la reconstruction personnelle. «C’est bien de reconnaître et d’identifier les blessures, mais ensuite, il faut les soigner. Et c’est là que l’action de l’Église, selon moi, pêche un peu.»
Un problème «systémique»
Marie-Jo Aeby constate que les interventions ont repris dans les grandes lignes les demandes du groupe SAPEC. «Comme quoi, quand on crie haut et fort on finit par se faire entendre.» Elle-même abusée par un prêtre lorsqu’elle avait 15 ans, elle a aussi apprécié, notamment dans le discours de Mgr Bonnemain et de Peter von Sury (Abbé de Mariastein-SO), la reconnaissance qu’il ne s’agit pas que de cas individuels. «L’évêque a parlé à juste titre d’un besoin de changer de culture, parce que nous sommes dans un système qui favorise les abus. Et l’évocation d’une domination patriarcale était aussi juste. Cela paraît évident en particulier pour les congrégations religieuses féminines, qui ont toujours au-dessus d’elle une autorité masculine.»
La destruction des dossiers personnels dans certaines archives, autorisée par le droit canon, a choqué certains. «Je suis persuadé que ces destructions ont servi à dissimuler des cas gênants. C’est une honte que cela ait pu se produire et je suis satisfait que l’on ait mis fin à cela», commente Valerio.
Des structures d’abus toujours en place
Mais si les participants à la retransmission ont salué la prise de conscience apparente et l’opportunité des mesures proposées, ils ont aussi noté de fâcheux signes d’inertie. «Il y a encore malgré tout des freins terribles, souligne Marie-Jo Aeby. On remarque que les vieilles habitudes sont encore bien là. On sent cet effort pour préserver avant tout l’image de l’Église, cette emprise de l’institution sur les consciences.» La vice-présidente du SAPEC remarque ainsi le refus du Dicastère pour la doctrine de la foi (DDF) d’ouvrir ses propres archives dans le cadre du projet pilote, ou encore la désignation de Mgr Bonnemain lui-même pour mener l’enquête récemment ouverte contre ses collègues. «C’est incroyable que l’on ait choisi quelqu’un qui fasse pleinement partie du microcosme de l’Église», fustige Marie-Jo Aeby.
«Beaucoup de personnes abusées n’ont plus confiance en l’Église et sont réticentes à se tourner vers elle»
Marie-Jo Aeby
Pour Guilhem Lavignotte, membre du comité du SAPEC, l’Église a enfin compris le bénéfice de mandater des enquêtes extérieures sur elle-même. «Mais elle n’a pas compris que les structures qui favorisent l’abus sont toujours en place. Elle joue sur le fait que ses règles viennent d’un État (le Vatican, ndlr) qui n’a besoin de rendre des comptes à personne.» Il considère que les associations de victimes sont encore plus que nécessaires pour mettre la pression sur l’Église, afin qu’elle réalise ses promesses.
Collaboration Eglise-SAPEC bienvenue
Pour Mary-Jo Aeby, la mesure la plus urgente serait la mise en place d’une ligne téléphonique et d’une instance indépendante pour les signalements d’abus. «Certes les diocèses ont des structures, mais beaucoup de personnes concernées n’ont plus confiance en l’Église et sont réticentes à se tourner vers elle.» Elle se réjouit que Mgr Bonnemain ait évoqué la chose lors de la conférence de presse, et qu’il ait précisé que cela devrait se faire en collaboration avec les associations de victimes.
«Mais une fois que les résultats des diverses enquêtes seront révélés, continue Marie-Jo Aeby, des mesures devront être prises. Des excuses de la part des évêques seront souhaitables. Et si des culpabilités sont établies, des démissions le seront sans doute aussi.» (cath.ch/rz)
Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.