Les mécanismes des «communautés toxiques» décryptés
Parallèlement au scandale des abus sexuels, celui des abus spirituels est de plus en plus documenté dans l’Eglise catholique, notamment dans le contexte des communautés nouvelles. La thérapeute allemande Stephanie Butenkemper décrypte les mécanismes «toxiques» qui peuvent se produire au sein de ces groupes.
«Comment les groupes toxiques parviennent-ils à faire entrer leurs ‘proies’ dans le réseau?», «Pourquoi est-il souvent quasiment impossible pour les personnes touchées d’échapper à ce réseau, de poser des limites et d’en sortir?» Telles sont les principales questions auxquelles répond Stephanie Butenkemper dans une analyse publiée en mars 2023 dans la revue catholique allemande Lebendige Sorge, et relayée fin juillet par le site katholisch.de. La thérapeute systémique et conseillère conjugale au centre de consultation catholique pour les questions conjugales, familiales et de vie à Cologne est également membre du groupe de travail sur les abus spirituels du diocèse de Dresde-Meißen.
Elle s’est notamment référée, dans son analyse d’une vingtaine de pages, à une étude qualitative scrutant les récits de huit personnes ayant vécu des abus spirituels dans des communautés spirituelles au sein de l’Église catholique.
Une famille de substitution
«La communauté est tout d’abord quelque chose de positif qui répond au besoin fondamental de l’être humain d’appartenance et de lien et qui peut lui procurer de la sécurité», à l’exemple de la cellule familiale, rappelle ainsi la conseillère conjugale. «Mais Lorsqu’on s’intéresse aux abus spirituels et émotionnels, on est souvent confronté à des systèmes toxiques qui exploitent précisément ce besoin existentiel de relations interpersonnelles et de communauté pour rendre les gens dépendants et les manipuler de manière ciblée». Lorsque les victimes d’abus spirituels sont interrogées sur les débuts de leur vie communautaire, elles décrivent souvent avoir fait l’expérience bouleversante d’être acceptées et accueillies sans conditions.
Le terme «love bombing», utilisé aujourd’hui surtout en référence aux relations toxiques, décrit très bien ce comportement débordant et manipulateur et apparaît déjà dans les années 1970 en relation avec les sectes. Cela provoque dans un premier temps chez les membres de la communauté une intense augmentation de leur estime de soi ainsi qu’un sentiment de soutien et d’orientation. Plus les personnes, jeunes pour la plupart, sont impliquées dans les projets et les activités du groupement, en termes de temps et de contenu, et se voient confier des responsabilités, plus celui-ci devient un centre de vie sans alternative autour duquel tout tourne. La communauté ne met plus seulement à disposition un réseau social, mais également un sens de la vie grâce à ses règles claires, souligne Stephanie Butenkemper. Celles-ci offrent aux membres une ligne directrice et une sécurité.
Leader charismatique
La chercheuse met bien en évidence que ces mécanismes ne sont nullement involontaires ou inconscients. «Tout cela est voulu et soutenu de manière ciblée», assure-t-elle. Dans ce contexte, une vision du monde est habituellement proposée qui n’admet pas de nuances ni de compromis. Elle est à la fois spiritualisée et légitimée par l’argumentation de citations bibliques, de doctrine chrétienne, d’idéaux, de paroles de saints ou «d’inspirations» du Saint-Esprit.
Les communautés toxiques sont en outre souvent dirigées par un leader charismatique qui légitime spirituellement sa présence prégnante et ses déclarations, par exemple en assurant qu’il a reçu de Dieu un mandat, une mission ou des inspirations spirituelles en vertu d’une élection particulière pour aider le groupe à connaître la volonté de Dieu.
Fermeture à l’extérieur
Une autre caractéristique importante des communautés toxiques est qu’il s’agit de systèmes fermés, dont les frontières avec l’extérieur sont rigides, de sorte que les influences externes ont peu de chances de perturber l’équilibre du groupe. Pour les personnes extérieures, les processus internes sont cachés, ce qui fait que les nouveaux venus ne se doutent pas des méthodes manipulatrices et abusives qui les attendent. Ils se retrouvent insidieusement placés dans une sorte de monde parallèle dans lequel les comportements ou les contenus douteux ne peuvent plus être remis en question. Finalement, les autres amitiés, relations, hobbies ou centres d’intérêt perdent de leur importance, de sorte que tous les ponts et contacts avec le monde extérieur sont progressivement coupés.
Toutes ces caractéristiques contribuent à ce que les communautés toxiques dégagent vers l’extérieur une atmosphère confidentielle et familiale. Une plus grande réceptivité peut être observée lorsque les personnes se trouvent dans une phase de changement ou d’orientation au moment du premier contact avec le groupe, lorsqu’elles sont en quête aiguë de sens dans leur vie ou lorsqu’elles ont une personnalité plutôt faible, ce qui les rend vulnérables aux réponses simples et rapides.
Objectifs intenables
Le fait que de telles réponses soient proposées à des questions complexes constitue un attrait particulier qui «soulage» de la pensée et de la réflexion autonomes, souvent fatigantes, assure Stephanie Butenkemper. De plus, les personnes concernées ont souvent déjà vécu la foi comme une ressource et sont à la recherche d’un lieu où elles peuvent la vivre avec détermination et en échangeant avec des personnes partageant les mêmes idées.
En même temps, le concept de vie est fortement chargé moralement et s’accompagne d’une énorme pression de performance, par exemple de viser des objectifs ambitieux comme la sainteté personnelle, qui ne peuvent tout simplement pas être atteints. Une entreprise frustrante et démoralisante à la longue, à laquelle les membres se sentent tenus, car ils se considèrent comme les élus d’une «élite religieuse».
Honte et peur
Mais les personnes concernées souffrent très souvent de sentiments de culpabilité et de honte. La toxicité ne leur apparaît souvent que bien trop tard. «Il est donc important de souligner que la faute incombe exclusivement au système et aux responsables concernés», note la thérapeute allemande. «Ces derniers ont sapé la liberté des personnes qui leur étaient confiées et ont abusé de leur confiance en prétendant agir au nom de Dieu. Insidieusement, mais inexorablement, la communauté a étendu son influence dans la vie des membres et pris le contrôle de domaines décisifs. Elle est devenue un pilier porteur dont la disparition est inimaginable et angoissante pour les personnes concernées». Certaines personnes doivent souvent repartir de zéro, autant socialement, que financièrement ou encore professionnellement. Pour éviter cet abîme, de nombreux membres persistent donc dans le système toxique.
Le Vatican conscient du problème
Stephanie Butenkemper remarque que la démarche des communautés est souvent favorisée par certaines circonstances annexes, dont la reconnaissance par l’Église. L’estampillage officiel «catholique» ou les statuts approuvés par l’évêque local peuvent donner l’impression d’évoluer dans un «cadre sûr» au sein de la doctrine catholique.
Le Vatican est cependant attentif au problème des abus spirituels depuis quelques années. Les enquêtes suite à des témoignages d’anciens membres de communautés se sont multipliées. Elles ont débouché sur des réformes en profondeur, comme dans le cas des Frères de Saint-Jean ou des Légionnaires du Christ, voire sur des dissolutions, comme dans le cas du Verbe de Vie. D’autres communautés controversées, telles que La Famille de Marie, sont en attente de décision.
Pour Stephanie Butenkemper, ces dernières affaires montrent qu’il est nécessaire de clarifier, d’informer professionnellement et de lever les tabous sur le thème des abus spirituels. «Ce n’est qu’ainsi que les personnes concernées peuvent trouver un langage pour ce qu’elles vivent et que les aumôniers, conseillers, psychologues ou autres personnes extérieures peuvent classifier ce qui leur est décrit, soutenir les personnes en conséquence et les accompagner sur un chemin de guérison et de libération». (cath.ch/katholisch/arch/rz)