Quand les moines de Cluny montèrent dans les Préalpes 2/6
«Je me réjouirai sur mon Peuple & on n’y entendra plus aucune voix de pleurs, ni aucune voix de crierie.» La grande Bible ancienne posée sur l’autel de l’église de Rougemont est ouverte sur cette promesse du livre d’Isaie (65.19). Loin des crieries du monde, les moines de Cluny ont remonté le cours de la Sarine pour s’établir vers 1080 sur les contreforts des Alpes.
Du hameau de Combes au dessus de Château d’Oex où le train du MOB m’a déposé, la marche au dessus du ravin de la Sarine n’est pas très longue. La rivière qui descend du glacier du Sanetsch charrie des eaux turquoises bouillonnantes. Les nuages et le soleil jouent à cache-cache autour des sommets environnants, faisant alterner les rayons de soleils et de brèves ondées. Pas de quoi mouiller ni décourager le promeneur. Le chemin serpente à travers les prés, en passant devant de nombreux chalets fleuris qui parsèment le plateau du Pays d’Enhaut. Dans les prés les ‘modzons’ paissent tranquillement. Dans le ciel chargé, les milans planent en lançant leur sifflement. En arrivant par le haut du village, j’attendais une jolie vue, mais un gros chantier, avec une immense grue, me cache le prieuré!
Posé à l’entrée du village, le clos monastique, ceinturé d’un mur, offre une bonne image de ce que pouvait être un prieuré clunisien au Moyen-Age dans une région reculée des Préalpes. Passé le portail recouvert d’un toit de bardeaux, je remonte loin dans le temps. Plus de 900 ans après sa construction, le visiteur est encore accueilli dans le calme, la simplicité et la clarté chaude de la petite église aux douze piliers comme les douze apôtres.
Fondé par le comte de Gruyère
«Le comte de Gruyère Guillaume 1er a fait donation de ce territoire aux moines de Cluny entre 1073et 1085» explique l’historienne des monuments Monique Fotannaz. A l’époque, la haute vallée de la Sarine, le Gessenay (Saaneland en allemand) est encore presque inhabité. Pour le comte, c’est le moyen de développer la région. Rougemont sera le premier et le seul établissement clunisien dans les Préalpes vaudoises.
Le centre spitiruel du Gessenay
Durant toute son histoire, le prieuré restera une fondation modeste. Au Moyen-Age, il ne comptait qu’un prieur, un sacristain et un troisième moine. Le prieuré comprenait l’église Saint-Nicolas, qui devient paroissiale dès 1228, le bâtiment conventuel, une grange construite en pierre en 1342, des étables et des greniers.
Modeste par sa taille, le prieuré de Rougemont est cependant le centre spirituel de la Haute-Gruyère. Il garde des liens étroits avec le prieuré de Payerne et ses prieurs jouent un rôle en vue à la cour du Comte de Gruyère. A la fin du XVe siècle, il possède une des premières imprimeries de Suisse.
Lorsque Berne prit possession de la Haute-Gruyère en 1555, après la faillite du comte de Gruyère, il supprima le prieuré et imposa la Réforme dans la région. Le bâtiment conventuel fut remplacé par un château qui devint la résidence du bailli du Gessenay. Quand le canton de Vaud s’émancipa de la tutelle bernoise en 1798, il récupéra le prieuré dont il reste propriétaire aujourd’hui.
Une église clunisienne typique
L’église, construite vers 1080 est bâtie selon le modèle clunisien classique en croix latine, la nef haute, percée d’étroites fenêtres et rythmée par douze piliers massifs, s’appuie sur deux bas-côtés. Un chœur gothique reconstruit part les Bernois a remplacé au XVIe siècle l’abside et les deux absidioles romanes, sans dénaturer cependant les proportions d’origine. Un toit de bardeaux unique à forte inclinaison a remplacé les toits romans plus bas. De même le clocher a été été doté d’une coiffe pointue à la mode bernoise.
Une importante restauration dans les années 1920 a redonné son apparence première à l’intérieur de l’église. Selon l’usage de l’époque, on l’a entièrement débarrassée de son revêtement et on a reconstitué un décor peint en ocre rouge, en s’inspirant de motifs présents à Romainmôtier. La nef a été recouverte d’un vaisseau en bois. Le chœur fut alors doté de deux vitraux de Théodore Delachaux évoquant la donation aux moines de Cluny et la prédication de la Réforme par Pierre Viret.
Bien culturel d’importance nationale, l’église de Rougemont, outre le culte protestant, accueille régulièrement des spectacles et des concerts en particulier lors du festival de musique ancienne La Folia créé en 2001.
Rueggisberg sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle
Exactement à la même époque, vers 1075, de l’autre côté des Préalpes, le baron Lütold de Rümlingen, fit don de l’église Saint-Martin de Rueggisberg (BE) à l’abbaye de Cluny pour y fonder un couvent.
Le chemin pour s’y rendre part de la gare de Schwarzenburg, terminus de la ligne du BLS qui monte de Berne. Des hauts du village, la vue s’étend sur le plateau suisse avec le Jura pour horizon. Cette première crête des Préalpes offre de part et d’autre des panoramas saisissants. Pour atteindre Rueggisberg, il faudra franchir le profond ravin de la Schwarzwasswer (Eau Noire) puis son affluent le Schwandbach et remonter dans la forêt jusqu’au chemin de crête: ‘190 m de dénivelé’, indique un panneau pour les cyclotouristes! A pied le chemin est raide, le soleil tape fort et ma bouteille d’eau presque vide. Après le dernier virage autour du sommet de l’Hubelhölzli et deux heures et demi d’efforts la route descend directement sur Rueggisberg. En toile de fond, mon regard devine les hautes Alpes bernoises dans leur manteau de nuages. Posé sur son replat au bas du village, le prieuré offre une vue exceptionnelle sur les montagnes.
Premier prieuré clunisien de l’espace alémanique, il présente encore une ruine impressionnante. Etape sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, Rueggisberg voit passer de nombreux pèlerins.
L’église du prieuré, dédiée aux saints Pierre et Paul, fut construite à la fin du XIe siècle. Il n’en subsiste aujourd’hui qu’une croisée du transept. Mais elle donne une bonne idée de la taille imposante de l’édifice. Même si l’on considère que la construction s’arrêta après l’élévation du chœur et du transept et que la nef ne fut jamais construite faute de moyens et de nécessité puisque le village possédait sa propre église et que le prieuré ne regroupait qu’un prieur et deux à quatre moines.
Influences bourguignonne et italienne
Alors que le plan de base de l’église conventuelle trahit son origine bourguignonne, la construction présente de nombreux traits de l’art roman d’Italie du Nord, voire de Lombardie, que ce soit dans le travail de sculpture ou dans l’emploi de tuiles.
Outre le territoire de Rueggisberg, le prieuré disposait de propriétés foncières à Guggisberg (BE), Alterswil (FR), Planfayon(FR), Schwarzenburg (BE) ainsi que des vignobles sur les rives du lac de Bienne. Malheureusement, l’endettement, le pillage, les attaques et les détournements de fonds assombrissent l’histoire de ce repère de la région.
Monastère démantelé au XVI siècle
Au XVe siècle, la ville de Berne, puissance protectrice depuis 1244, renforça son influence et incorpora finalement Rueggisberg au chapitre de la collégiale Saint Vincent en 1484. Le monastère fut fermé et devint un presbytère et un domaine agricole. En 1534, après la Réforme, un grenier à blé fut installé dans l’église désaffectée et les autres bâtiments furent démantelés. Beaucoup des pierres ont servi pour la construction des bâtiments du village.
Remis en valeur dans les années 1940
L’intérêt de Rueggisberg a été remis en lumière entre 1938 et 1947. Une campagne de fouilles et des travaux de consolidation ont donné au site son aspect actuel. De nouvelles recherches ont été réalisées entre 2019 et 2022. Des panneaux explicatifs et des images (également en français) offrent une vision renouvelée de cet établissement clunisien. Dans un petit musée attenant, on peut découvrir une sélection de sculptures romanes. Mais l’ouvrier qui travaille autour de la fontaine m’annonce qu’il est aujourd’hui fermé! Qu’à cela ne tienne le site tout seul vaut largement le déplacement. L’ancien chemin qui dégringole vers Rohrbach me conduit jusqu’à l’arrêt du car postal qui ne ramènera par monts et par vaux à mon point de départ.(cath.ch/mp)
La via Cluny en Suisse romande
La nouvelle exposition CLUNY #TOUSCONNECTÉS, à l’abbatiale de Payerne, met en valeur le réseau formé par les sites liés à la célèbre abbaye française. L’occasion pour cath.ch de vous proposer sa série d’été, qui fera découvrir diverses étapes de la «Via Cluny» en Suisse romande.