Martin Klöckener: «Les sciences liturgiques ont de l'avenir»
Après 28 ans d’enseignement à l’Université de Fribourg, Martin Klöckener a pris sa retraite en octobre 2022. Alors qu’il vient de donner sa leçon d’adieu, le professeur allemand pose un regard positif mais lucide sur les sciences liturgiques, dont l’évolution a été marquée par les trois derniers papes.
Né en 1955 en Westphalie (Allemagne), Martin Klöckener a étudié et enseigné, entre autres, les sciences liturgiques à la Faculté de théologie de Paderborn. Arrivé à Fribourg, en 1994, avec sa femme et ses trois enfants en bas âge, il vit une véritable aventure: culturelle, familiale et professionnelle.
A la faculté fribourgeoise de théologie, il est invité à donner deux leçons probatoires, une en allemand et une en français. Une fois engagé, il est très rapidement marqué par l’ouverture de l’université, et en particulier de la faculté de théologie, par son bilinguisme, par la situation entre les différentes cultures, par cette internationalité qui la caractérise. «Il fut un temps les professeurs de la faculté étaient issus de onze nationalités, et parmi les étudiants, plus de 60% d’étrangers, en provenance de tous les continents».
Une université «confiante»
Pour le professeur, une autre chose est caractéristique de l’Université de Fribourg: la confiance. «J’ai senti beaucoup de confiance de la part du rectorat de l’université en faveur du personnel académique. Les cours doivent être organisés en fonction des plans d’étude, c’est évident, mais pour le reste, chacun a une très grande liberté dans son travail scientifique, dans la participation aux commissions, et surtout dans la recherche».
Le liturgiste a expérimenté ce climat de confiance à différents niveaux de l’université, notamment lorsqu’il fut membre puis vice-président du sénat, ainsi que doyen de la faculté. Il a tissé de réels liens d’amitié avec les collègues de la faculté. «Une fête publique a été organisée pour mes 60 ans, avec une conférence élogieuse de la part de la rectrice et la participation de Mgr Piero Marini, ancien cérémoniaire de Jean-Paul II et Benoît XVI. Je peux le dire: ceux qui veulent travailler ici à la faculté de théologie ont de bonnes conditions.»
L’influence liturgique des papes
En arrivant à Fribourg, Martin Klöckener constate que la mise en œuvre du Concile Vatican II (1962-65) est encore une tâche en cours. «Tous les livres liturgiques étaient déjà renouvelés, mais l’esprit et la pratique liturgique était encore en discussion. Les papes ont effectivement eu une influence sur tout le développement», explique-t-il. «Sous l’ère Jean Paul II, il y a avait déjà des tendances plutôt conservatrices, que l’on constatait pas qu’en liturgie».
«Ce document romain était principalement orienté contre des pratiques suisses»
Le liturgiste pointe notamment la publication vaticane, en 1997, d’un document sur la collaboration des laïcs au ministère du prêtre. «C’était un document orienté contre des pratiques suisses, et aussi un peu allemandes. Parce qu’il y avait des agents pastoraux qui avaient déjà une grande responsabilité dans les paroisses mais aussi dans la liturgie.»
«Mgr Kurt Koch, en 1996, avait publié une lettre à son diocèse [de Bâle, ndlr] sur l’engagement des laïcs dans la pastorale. Le but était de trouver des chemins acceptables, et une place pour les laïcs et agents pastoraux dans la liturgie. Ce sont des discussions que j’ai entendues quand je suis arrivé et qui concernaient plutôt la Suisse alémanique et le Jura.»
Des laïcs dans la liturgie
Martin Klöckener rappelle que les lecteurs laïcs ont été introduits en 1972 et les ministres laïcs de la communion en 1973, hommes et femmes indifféremment. Mais, en 1980, la Congrégation pour le culte divin a publié un document qui interdisait des filles comme servantes de messes.
«Officiellement, les filles ont été admises comme servantes de messe en 1994»
«C’était un grand problème pour beaucoup de paroisses dans lesquelles il était devenu normal d’avoir des filles parmi les servants de messe. Alors, quand Jean Paul II est venu en Allemagne, la même année, un nombre considérable de filles pour servir la messe a été prévu toutes les grandes célébrations. Mais ni le pape, ni personne de la délégation romaine n’ont réagit sur le sujet. Nous avons donc considéré cela comme une acceptation de la pratique existante. Mais officiellement, les filles ont été admises comme servantes de messe en 1994».
Avec le pape Benoît XVI, revient la question des traditionalistes et réadmission de la liturgie tridentine en général. «Si la possibilité de célébrer dans des cas précis et sous l’autorité de l’évêque diocésain existait déjà avant, Benoît XVI a davantage ouvert la question. Permettant à chaque prêtre, par principe, de choisir sa forme de rite, le pape allemand a créé une forme d’individualisation. En voulant favoriser l’unité, il a fait le contraire. Et il y a eu de véritables scissions, car il n’y a pas qu’une question de rite, c’est aussi une théologie qu’il y a derrière».
La volte-face rituelle de Benoît XVI
«Nous avions eu la réforme liturgique de Vatican II, car le Concile avait constaté que la forme tridentine de la liturgie ne correspondait plus à son époque, sous divers points de vue théologiques, spirituels, et pratiques. Et en 2007, avec Summorum pontificum, on réintroduit ce que le concile avait considéré comme dépassé. Je ne suis pas sûr que Benoît XVI ait été conscient de tous les problèmes qui allaient surgir».
«La Conférence des évêques allemands s’est d’ailleurs mis d’accord pour ne pas réagir à Summorum pontificum. Mais la situation est très grave dans le monde francophone, et notamment en France, avec la Conférence des évêques qui est divisée sur la question: certains évêques français soutiennent vivement ces positions».
François vers une forme unique
Avec le pape François, la situation liturgique est encore différente. Pour le liturgiste allemand, le pape actuel veut très clairement revenir à une seule forme de la liturgie: celle d’après Vatican II.
«Il faut s’engager dans cette forme. Mais former les gens à célébrer dans cette forme reste un défi. Depuis les années 1990, la sécularisation concerne toute la vie liturgique, avec la perte de la transmission de la foi. Maintenant, nous sommes dans la deuxième génération de ceux qui ne pratiquent plus. Et il n’y a plus non plus de présence de la vie de foi dans la société. Nous ne pensons plus d’une manière chrétienne. A noter, l’absence des jeunes dans les assemblées dominicales», relève Martin Klöckener.
La proximité de l’Église
Pour lui, le message évangélique nécessite une proximité avec le monde, qui se perd de plus en plus. «Le manque de prêtres, également, pousse à faire de grandes restructurations, de grandes paroisses, de grandes unités pastorales. Mais à chaque regroupement, il y a une perte de proximité. Aujourd’hui, les assurances sont plus proches de leur clients que l’Église de ses paroissiens», s’inquiète-t-il.
«Le fait de vouloir organiser le diocèse en fonction du nombre de prêtre montre qu’il y a derrière encore une vision cléricale de l’Église et cela ne marche pas. Dans le diocèse de Essen, en Allemagne, des paroisses de cinquante mille membres ont été crées et plusieurs églises dont on n’a plus besoin ont été détruites. Il y a toujours un centre qui perdure, mais toutes les personnes qui ne sont (ou ne se sentent) pas proches de ce centre quittent le bateau», analyse le théologien.
Les crises de foi et d’abus
A la question de savoir si la crise de la pratique liturgique conduit à une crise des sciences liturgiques, il répond: «Non, car c’est une discipline qui continue de réfléchir sur ce qui se passe. Même si les tâches ont changées, surtout dans le monde germanophone, avec une orientation assez forte qui s’occupe de cette de question de la liturgie dans une société sécularisée. Et des nouvelles questions émergent: Quelle place, quelle mission, quelle forme, quel type de célébrations liturgiques est adéquate ou non pour quel type de personnes?»
«La liturgie est un domaine où le pouvoir clérical se manifeste»
La crise des abus sexuels touche aussi la liturgie, explique Martin Klöckener. «La liturgie est un domaine où le pouvoir clérical se manifeste. A commencer par les vêtements: ils peuvent fixer un système, une certaine manière de penser. Je n’ai rien contre les habits liturgiques: je suis convaincu qu’ils sont nécessaires pour exprimer les fonctions de ceux qui les portent. Mais on peut aussi en faire un mauvais usage: j’ai observé des situations où certains habits sont plus faits pour sanctifier ou diviniser la personne qui les porte. Et cela, nous ne pouvons plus le tolérer».
Monde francophone et germanophone
«Quand je suis arrivé à Fribourg, j’ai remarqué des différences de mentalités. Pour les francophones, il existe des livres et des règles liturgiques et c’est normal, c’est accepté. Dans un même cours en allemand, il fallait d’abord justifier pourquoi existent ces règles liturgiques et expliquer leur sens. Cette différence est très intéressante. Il faut aussi noter que, plutôt du côté germanophone, certains étudiants sont issus d’autres confessions chrétiennes.»
En ce qui concerne le domaine de la liturgie – qui est sans doute la mise en œuvre la plus «visible» du Concile Vatican II –, Martin Klöckener ne voit pas beaucoup de changements pour les prochaines années. «Tant qu’il sera là, François va essayer de supprimer un maximum de pratique liturgique dans le domaine des traditionalistes. Et il va donner plus de poids aux Églises particulières, contre la Curie romaine.»
Trois commissions de traduction germanophone
«De 1988 à 2000, une commission de traduction, à laquelle j’ai participé, a rédigé une édition du missel plus inculturée au monde germanophone, mais elle s’est arrêtée suite aux nouvelles orientations romaines. Car, dès 2001, il y a eu une concentration sur Rome de tout ce qui concernait la liturgie, dont la nouvelle traduction du missel francophone romain est un résultat. La conférence des évêques germanophone, aussi, avait préparé un nouveau missel selon les directives romaines. Une commission de traduction y a travaillé de 2004 à 2013. Mais quand les évêques ont vu le résultat final, ils ont abandonné le projet».
Martin Klöckener fait partie d’un projet de nouvelle édition du missel prévue pour les cinq prochaines années. «Nous n’allons pas vers une latinisation des textes du missel, mais nous allons de garder comme base le missel existant et corriger ce qui pose problème dans la compréhension germanophone aujourd’hui».
Il estime que la démarche fait partie de ce rapport entre Église universelle et Églises particulières. «Un missel ‘universel’ ne peut pas intégrer toutes les variations régionales qui existent. C’est pourquoi les conférence des évêques doivent avoir la liberté, pour leur région, de pouvoir faire les inculturations nécessaires et adaptations plus élaborées qui correspondent à la situation». (cath.ch/gr)