En Russie, les catholiques tentent de bâtir des ponts
Dans ce pays où l’Eglise orthodoxe, largement majoritaire, appuie l’invasion de l’Ukraine, les catholiques jouent les équilibristes entre la doxa officielle et la position du Vatican.
François Janne d’Othee, à Saint-Pétersbourg
Même si la proportion de catholiques en Russie, pays majoritairement orthodoxe, ne dépasse pas 1% de la population, Saint-Pétersbourg, deuxième ville de Russie, et la plus européenne, compte tout de même six paroisses, au service de quelques milliers de catholiques – personne ne dispose d’un chiffre plus précis, surtout après la vague de départs qui a suivi l’offensive russe en Ukraine et la mobilisation qui s’en est suivie.
Au numéro 11 de la rue Krasnoarmeyskaya, un bâtiment anonyme ne laisse pas supposer qu’il abrite l’église de l’Assomption. C’est là qu’est célébrée la messe en français dite «des Africains». Ce dimanche-là, le chœur des six étudiants venus d’Afrique francophone était davantage fourni que l’assistance, mais cela n’a rien enlevé à l’assertivité du père Bonaventure, un Congolais, qui a centré son homélie d’avant-Pâques sur cette question : «Quels sont nos tombeaux ?» Et de citer une série de conflits dans le monde, sans pointer davantage celui de l’Ukraine. L’Afrique, dont les souffrances passent trop souvent sous le radar médiatique, regarde cette guerre avec d’autres yeux.
Après la messe, le prêtre se contentera prudemment de commenter que «la guerre en Ukraine est une tragédie pour tous, car la diplomatie a échoué. Nous prônons la réconciliation.» Le père Bonaventure, qui parle parfaitement russe, enseigne l’exégèse biblique au grand séminaire attenant, et qui sert les quatre diocèses de Russie (archidiocèse de la Mère de Dieu à Moscou, diocèses d’Irkoutsk, de Novossibirsk et de Saratov). Il accueille cette année une quinzaine de séminaristes.
Natalia veut revoir son fils
Dans les couloirs, nous rencontrons également Natalia (prénom d’emprunt). Née dans un milieu athée, cette sexagénaire se souvient d’un voyage à Bruges, en Belgique: «C’était l’automne, la ville était magnifique, ce fut comme un coup de foudre divin. Mon premier catéchiste en quelque sorte. Mon deuxième, ce fut le musée de l’Ermitage, ici à Saint-Pétersbourg», confie-t-elle. A 34 ans, elle est baptisée dans la religion catholique.
Elle souffre aujourd’hui d’être éloignée de son fils, qui s’est empressé de franchir la frontière avant même d’être appelé sous les drapeaux. Il vit actuellement en Géorgie: «Cela fait six mois que je n’ai plus vu. Il est mon fils unique, je ne veux pas le perdre», s’inquiète-t-elle. Elle se refuse à évoquer la guerre. «Cela pourrait me mener en prison, justifie-t-elle. Heureusement qu’on a des amis à qui se confier. Et Dieu.»
Un Polonais russophile
Pour découvrir une paroisse catholique plus fréquentée, il faut se rendre sur la célèbre perspective Nevski. Non loin du Musée de l’Ermitage, l’église Sainte-Catherine accueille chaque week-end entre 600 et 1000 fidèles, pour des messes en russe, anglais, polonais, espagnol et même latin. Avec, en plus, une messe spécialement dédiée aux enfants. Une boutique permet d’acheter livres et cierges, et une affiche propose un pèlerinage à Damas, plus facile à organiser depuis la Russie, qui appuie le régime syrien, que depuis l’Europe…
Le curé s’appelle Pawel Krupa, un robuste dominicain polonais. «J’ai toujours eu des affinités avec ce pays, déclare-t-il lorsque nous le rencontrons dans la sacristie. Mais l’amour pour la Russie n’est jamais facile, surtout si on est Polonais et qu’on connaît l’histoire.» C’est sous le règne de l’impératrice Catherine II, aujourd’hui honnie par les Ukrainiens, que fut posée la première pierre de l’église. «Je ne la porte pas dans mon cœur, mais elle était une femme exceptionnelle», notamment par sa tolérance religieuse.
Comment le Père Pawel analyse-t-il le conflit ? «La position de l’Eglise est délicate, pose-t-il. Nous n’avons pas condamné, nous n’avons pas soutenu non plus. Si on nous demande des explications, nous répondons que c’est la ligne du pape.» Ce qui l’attriste, c’est la division des fidèles entre les pour et les contre. «Cette fracture parcourt également les familles et les amis.»
«Pourquoi restes-tu ?»
L’invasion de l’Ukraine a déclenché un mouvement massif de départ des Occidentaux qui exerçaient une activité en Russie. «On me pose souvent la question : pourquoi restes-tu ? N’est-ce pas légitimer les agresseurs ?, poursuit-il. Je réponds que je ne suis pas ici pour des raisons politiques mais pour servir les gens. Je crois dans le Christ qui a donné sa vie pour tous. Personne n’est un monstre. Je prie pour les victimes des deux côtés et pour qu’une paix juste s’installe.» Il n’hésite pas à parler d’agression, tout en ajoutant que cette guerre est aussi le résultat d’une accumulation d’erreurs : «L’Occident n’a rien fait depuis 2014 pour éviter qu’on arrive à cette situation», observe-t-il.
Des chrétiens orthodoxes, peu en phase avec le discours proguerre du patriarche Kirill, ont demandé à rejoindre l’Eglise catholique. «Il faut leur mettre dans la tête que nos deux Eglises sont sœurs, même si séparées par l’histoire, tempère le Polonais. Le problème, c’est que beaucoup d’orthodoxes ne nous considèrent pas comme chrétiens. Ensuite, nous leur disons que nous ne sommes pas sans taches non plus. On leur laisse un temps de réflexion d’un an, et après ils peuvent nous rejoindre s’ils le désirent, par une simple profession de foi.»
Selon lui, la guerre en Ukraine n’est pas une question de territoire, mais de pouvoir. «La dimension religieuse est marginale. C’est l’Etat qui règne en maître et distribue les cartes. Ce qui se passe en Russie depuis 2000 est une constante reconstruction de cette mentalité impériale qu’on croyait dépassée. L’unique raison de la guerre est le système politique de la Russie qui a besoin de légitimation à travers les conquêtes et le conflit.»
Sans la mise à plat de la mémoire des deux côtés, l’histoire est condamnée à se répéter : «On a peur de parler de l’histoire car dans chaque famille, il y a des victimes et des bourreaux, observe Pawel Krupa. La moitié de la population ici a des cousins en Ukraine.» Des milliers de soldats russes ont péri depuis le début de l’invasion en Ukraine, mais comme il ne s’agit pas, officiellement, d’une guerre avec ses héros, mais d’une «opération militaire spéciale», aucune cérémonie publique ne leur rend hommage. De quoi alourdir encore plus une mémoire déjà fort chargée. (cath.ch/fjo/mp)