Mairie de Plan-les-Ouates, 10 mars 2023. De nombreuses communes genevoises ont participé à l'action "Drapeau" de la SAST | © SAST
Suisse

Le Tibet revient sur la scène suisse: 40 ans d’amitié parsemée d’oubli

Pour la première fois depuis des années, un groupe de rapporteurs de l’ONU a publiquement dénoncé en février 2023 la politique de sinisation forcée au Tibet. René Longet est co-responsable de la section romande de la Société d’amitié suisse-tibétaine, qui s’apprête à fêter ses 40 ans. Il revient sur les points forts du triangle relationnel Suisse-Tibet-Chine.

Dans un communiqué publié le 6 février 2023 sur le site de l’ONU, trois experts indépendants dénoncent le fait qu’environ «un million d’enfants de la minorité tibétaine sont affectés par les politiques du gouvernement chinois visant à assimiler les Tibétains sur les plans culturels, religieux et linguistique par le bais d’un système (obligatoire) d’internats». Celui-ci est principalement construit autour de la culture han et du mandarin.

La proportion des pensionnats au Tibet est «beaucoup plus élevée» que dans d’autres régions de Chine, observent les experts. Elle s’est accompagnée de la fermeture d’écoles rurales dans «les zones qui tendent à être peuplées de Tibétains». Beaucoup de ces internats sont situés loin des maisons familiales des élèves. Ainsi séparés de leur famille, les enfants tibétains (dont au moins 100’000 ont entre 4 et 6 ans) oublient leur langue maternelle, «ce qui contribue à leur assimilation et à l’érosion de leur identité», concluent les experts.

René Longet | © LHumen Photographie/Sebyr Francis

Que ce communiqué de presse ait pu passer la censure chinoise à l’ONU a été une bonne surprise pour le politicien genevois René Longet. Son engagement en faveur de la cause tibétaine remonte aux années 1980, alors qu’il était conseiller national à Berne. Il a lancé en 2018 la section romande de la Société d’amitié suisse-tibétaine.

Un lien de sympathie particulier unit la population suisse et les Tibétains, affirme-t-il. Par contre, la prise en compte par les responsables politiques suisses des intérêts du peuple tibétain a connu des fluctuations depuis 1950, date de début de l’occupation militaire chinoise au Tibet.

La communauté tibétaine compte de 7000 à 8000 personnes en Suisse, ce qui est beaucoup par rapport aux 150’000 Tibétains de la diaspora. Comment l’expliquez-vous?
René Longet: Cela remonte à 1959 et au soulèvement populaire de Lhassa réprimé dans le sang (voir encadré). Quand le dalaï-lama se réfugia en Inde, de nombreux Tibétains le suivirent. Le Conseil fédéral suisse accepta d’accueillir un contingent de 1000 Tibétains, un geste politique remarquable. Ce qui a aussi joué en leur faveur, c’est le contexte politique de la guerre froide, comme cela avait été déjà le cas pour les réfugiés hongrois. À cela s’ajoute une proximité assez spontanée entre peuples de deux chaînes de montagne, l’Himalaya et les Alpes. Cette sympathie pour le Tibet s’explique aussi par l’intérêt des Européens pour le bouddhisme tibétain depuis le début du 20e siècle, avec les récits des explorateurs·trices de l’Asie, comme Alexandra David-Néel. Le Toit du Monde, longtemps fermé aux visiteurs, a gardé son aura mystérieuse, mystique, qu’on retrouve par exemple dans l’album d’Hergé Tintin au Tibet (1960). En plus, des chanoines du Grand-Saint-Bernard ont été engagés dans des missions au Tibet dans les années 1930. Même si celles-ci se sont parfois mal terminées, elles ont permis de créer de la curiosité pour le bouddhisme tibétain, de permettre aux Suisses de se rendre compte qu’il y a diverses manières d’exprimer un sentiment religieux et spirituel. Un monastère bouddhiste tibétain a même été créé à Rikon en 1968, grâce au soutien financier des industriels Kuhn. Les Tibétains, finalement, ont été très bien reçus dans notre pays, plus par sympathie culturelle que politique.

L’Institut tibétain de Rikon a été fondé en 1968 | © Sebastian Heeb-SHS

Le gouvernement suisse des années 1990 a été critiqué pour sa politique frileuse à l’égard des violations des droits humains en Chine. Comment son regard sur le Tibet a-t-il pu autant changer?
Après des décennies de répression et les dévastations de la révolution culturelle des années 1960, le climat s’est un peu adouci dans les années 1980. Certains monastères détruits ont pu être reconstruits et le Tibet a été ouvert au tourisme. Du coup, le Tibet a été un peu oublié par la scène internationale. C’est aussi le temps de la chute du mur de Berlin et des nouveaux rapports de force se dessinent.

À partir du début du 21e siècle, marqué par l’entrée en force de la Chine sur le marché économique mondial, la Suisse, jusqu’alors fidèle à sa tradition de méfiance à l’égard des régimes communistes ou de parti unique, change de perspective.

L’ouverture commerciale de la République populaire de Chine amène les partis de droite ou de centre droit à privilégier le développement des affaires. Avec l’idée sous-jacente pour certains, un peu naïve, que sous l’effet des bonnes relations d’affaire, la dictature allait s’adoucir… et s’ouvrir au libéralisme politique et pas seulement économique.

Le changement d’approche de la politique suisse a été assez radical. Un accord scandaleux a même été passé entre le Conseil fédéral et la Chine en 2015, autorisant les services de sécurité chinois à surveiller sur notre sol ceux qu’ils considéraient être leurs concitoyens. Ce qui incluait évidemment les Tibétains. L’accord a été heureusement dénoncé sur demande du Parlement en 2021.

La nouvelle loi de sécurité nationale imposée en 2020 à Hong Kong n’a-t-elle pas réactivé la méfiance de la Suisse à l’égard de la Chine?
Oui, mais le vent a déjà commencé à tourner en 2013, à cause de la politique économique de plus en plus agressive de la Chine et de stratégies comme la nouvelle route de la soie. Elle ne se contente plus de l’Afrique ou de l’Amérique latine, mais a atteint le cœur même de l’Europe! La Grèce, par exemple, avec l’achat du port du Pirée qui a marqué les esprits.

«Un accord scandaleux a même été passé entre le Conseil fédéral et la Chine en 2015, autorisant les services de sécurité chinois à surveiller sur notre sol ceux qu’ils considéraient être leurs concitoyens.»

Les Européens s’inquiètent enfin aussi des conséquences des délocalisations de compétences-clés. L’industrie du photovoltaïque européenne a été démantelée en faveur de la Chine, et nous nous en mordons les doigts. Du coup, la Stratégie Chine 2021-2024 du Conseil fédéral tient moins de la diplomatie feutrée et ne craint plus de dénoncer les atteintes aux droits de l’homme commises par la Chine.

On assiste en Chine à une restriction des libertés individuelles, notamment religieuses. La politique à l’égard des ethnies minoritaires s’est durcie et la tentative chinoise de redéfinir le référentiel des Nations Unies en matière de droits humains a été officiellement avancée. Cela vous inquiète?
Absolument. Si nous suivons les Chinois, ces droits ne seront plus constitués des libertés individuelles d’opinion ou de croyance, et encore moins de participation à des décisions collectives. Ce seraient essentiellement des droits économiques et sociaux concernant la subsistance, le développement et la sécurité. En gros, ce qui se pratique en Chine! (Cf. le discours du ministre chinois des Affaires étrangères devant le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en 2021). C’est un grand risque pour l’universalité de l’État de droit et du modèle démocratique.

La politique de Pékin à l’égard de ses 54 minorités ethniques s’inscrit dans cette logique. Jusqu’il y a dix ans, la répression au Tibet était plutôt d’ordre politique, avec l’interdiction d’accéder à l’autonomie promise en 1951. Aujourd’hui, elle vise l’éradication de toute différence culturelle et spirituelle pour ne créer qu’un type de personnes: le sujet chinois. Les courants spirituels sont à nouveau menacés, même ceux qui sont intrinsèquement chinois, comme le taoïsme.

La Chine veut clairement siniser les Tibétains, comme l’indique le récent rapport des experts de l’ONU. Il s’agit d’une tentative d’acculturation violente. Dans les monastères, par exemple, on trouve des cellules du parti communiste. Les moines sont obligés de dénigrer le dalaï-lama, l’être le plus précieux à leurs yeux puisqu’il est une réincarnation du bouddha. C’est un lavage de cerveau insidieux. Même les drapeaux de prière sont désormais interdits. On essaye de vider de l’intérieur la pratique spirituelle si essentielle pour le peuple tibétain. Il s’agit d’un véritable ethnocide.

«Les moines sont obligés de dénigrer le dalaï-lama, l’être le plus précieux à leurs yeux puisqu’il est puisqu’il est une réincarnation du bouddha.»

Comment les Tibétains résistent-ils?
Grâce notamment au gouvernement tibétain en exil. Celui-ci a six bureaux dans le monde, dont un à Genève. La résistance de ce peuple ne passe pas par les armes. C’est un choix à la fois stratégique et philosophique: les Tibétains n’auraient aucune chance face à la force chinoise et ils n’utilisent pas la violence contre autrui. Par contre, près de 200 Tibétains se sont auto-immolés ces dernières années devant des bâtiments symbolisant les forces chinoises.

Son deuxième atout réside dans la personne du dalaï-lama. Son discours spirituel empreint de références humanistes et son souci pour l’écologie de la planète sont universellement appréciés.

Je suis aussi très impressionné par la façon dont les Tibétains en exil veillent à la préservation de leurs valeurs et traditions. Les enfants apprennent encore leur langue dans des écoles tibétaines en Suisse. La vie de leur communauté est rythmée par des fêtes annuelles, comme l’anniversaire du dalaï-lama en juillet ou le nouvel an tibétain en février-mars. Les Tibétains de tous les âges y viennent vêtus de leurs costumes traditionnels. Tout cela malheureusement n’est plus possible au Tibet. (cath.ch/lb)

Le Tibet en bref et en quelques dates-clés
La Région autonome du Tibet s’étend sur un peu moins de la moitié de la surface du Tibet considérée comme historique. Le reste du territoire tibétain est incorporé dans des provinces chinoises. Six millions de Tibétains et 7,5 millions de Chinois Han vivent dans le Tibet historique, et 150’000 Tibétains composent la diaspora.
Petite chronologie des événements marquants depuis le 20e siècle:
1913: suite à la chute du dernier empereur de Chine, Thubten Gyatso, 13e dalaï-lama, proclame l’indépendance du Tibet, non-reconnue par les chancelleries européennes prises dans les turbulences de la Première Guerre mondiale;
1950: l’armée de la République populaire de Chine s’empare du territoire tibétain;
novembre 1950: le 14e dalaï-lama Tenzin Gyatso, âgé de 16 ans, se voit confier les pouvoirs spirituels et temporels en tant que chef de l’État;
mai 1951: la Chine et le Tibet signent l’Accord en 17 points sur la libération pacifique du Tibet, imposé mais non respecté par la suite par Pékin. Le texte affirme la souveraineté de la Chine sur le territoire, en particulier en matière d’affaires étrangères, de défense et de commerce, mais aussi la pleine autonomie du peuple tibétain pour ses affaires internes, ainsi que le maintien de la liberté religieuse et du statut du dalaï-lama;
mars 1959: soulèvement de la population de Lhassa et riposte sanglante de la Chine. Le dalaï-lama fuit à Dharamsala, en Inde, où il demande l’asile politique. Il est suivi par près de 100’000 Tibétains;
1963-65: les Tibétains en exil organisent à Dharamsala leur propre gouvernement tibétain en exil (CTA), placé sous l’égide du dalaï-lama;
1965: création en Chine de la région dite autonome du Tibet;
1966: lancement de la révolution culturelle en Chine et au Tibet;
années 1980-1990: courte période d’assouplissement de la politique chinoise à l’égard du Tibet, puis reprise de la répression;
2011: le dalaï-lama renonce à son autorité temporelle. Suite à des élections au sein de la diaspora tibétaine, Lobsang Sangay devient président du CTA (poste occupé aujourd’hui par Sikyong Penpa Tsering);
2013: Xi Jinping devient président à vie de la Chine. La situation des Tibétains s’aggrave depuis. LB

Rencontre avec l’activiste et poète tibétain Tenzin Tsundue, Zurich, 10 avril 2022 | © SAST

Les 40 ans de la Société d’amitié suisse-tibétaine (SAST)
La SAST a été créée en 1983 pour défendre les droits de l’homme et l’environnement au Tibet, en informant l’opinion publique suisse. Elle travaille en étroite collaboration avec le groupe parlementaire pour le Tibet, qu’elle a contribué à créer en 1989. La SAST cherche aussi à faire connaitre la culture tibétaine, notamment auprès des enfants. Elle a ainsi participé, à l’occasion de ses 40 ans, à l’édition en mars 2023 du livre pour enfants Globi chez les yaks.
Six sections sont actives en Suisse allemande et une en Suisse romande depuis 2018. Cette dernière compte 200 membres et est co-animée par René Longet et Tenzin Wangmo, une Tibétaine née en Inde, enseignante et conteuse. L’assemblée générale de la SAST se tiendra pour la première fois en Romandie, à Villars-sur-Glâne, le 25 mars 2023. LB

Mairie de Plan-les-Ouates, 10 mars 2023. De nombreuses communes genevoises ont participé à l'action «Drapeau» de la SAST | © SAST
22 mars 2023 | 17:06
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 8  min.
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