Bolivie: Rencontre avec le missionnaire suisse qui a fermé les yeux du guerillero mythique
Ce reportage consacré au Père Roger Schaller est le premier d’une série que l’APIC et CIRIC publieront ces prochains mois sur le travail missionnaire des Pères rédemptoristes suisses établis en Bolivie. En particulier dans le Béni, dans la région des bass
«Je n’ai pas voulu la mort du ’Che’»
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
«Je n’ai jamais voulu la mort du «Che», même si je ne le portais pas dans mon cœur». Héros malgré lui d’une histoire qui le dépasse visiblement, le missionnaire jurassien passe désormais pour le missionnaire suisse qui a «donné» aux Rangers boliviens le «Comandante» Guevara. Le Père Roger Schaller, établi en Bolivie depuis 1960, est aujourd’hui un homme en danger de mort. Même dans sa paroisse de Santa Rosa, où la population le «vénère» pour son engagement, sa pastorale et ses réalisations sociales. Notre reportage.
«C’est ma communauté que j’ai eu le souci de protéger. Raison pour laquelle j’ai dit aux militaires: si vous devez vous battre, allez le faire à La Higuera. Mais pas dans ma paroisse», a-t-il confié en octobre dernier à l’Agence APIC. Sous le sceau de la confidence.
L’épisode vécu par ce Père rédemptoriste de Corban, aujourd’hui âgé de 75 ans, témoin et acteur malgré lui en sa qualité de curé de Pucara des événements liés à la mort du «Che» il y a 30 ans, le place sur le devant de la scène. Cela, après les «révélations» d’un quotidien romand sur son implication dans la mort du mythique révolutionnaire argentin.
«Cet homme est aujourd’hui un homme en danger de mort. Sera-t-il déplacé de Santa Rosa pour sa sécurité, d’un village où il accomplit un travail inlassable depuis12 ans? s’interroge aujourd’hui son confrère Christian Frésard, rédemptoriste jurassien lui aussi.
Le Père Frésard vit et travaille à San Borja, dans le Béni bolivien, à quelque 80 km de Santa Rosa, l’actuelle paroisse «del padre» Schaller. L’APIC les a rencontrés tous deux dans le cadre d’un reportage sur les rédemptoristes suisses et jurassiens en Bolivie.
Sa longue barbe blanche est celle que tout gosse aurait ajoutée au portrait dessiné d’un missionnaire il y a 30 ou 40 ans. Le chapeau de paille qui ne le quitte pas ajoute à cette peinture. Malgré ses 75 ans et sa taille presque frêle, on sent chez ce Jurassien de Corban une énergie pratiquement intacte. L’homme médite en regardant son église récemment construite à côté de l’ancienne. «C’est vrai que j’ai été étroitement lié à l’histoire de la fin tragique du «Che». Mais je vous demande de ne pas en faire état. Non parce que je crains pour ma personne, mais à cause des interprétations. Certains diront que j’ai voulu la mort de cet homme. Faux. Je déteste la violence. Je n’aimais tout simplement pas l’idéal pour lequel il luttait».
Ma conviction, murmure-t-il 30 ans après, «est que le «Che» apportait la violence en Amérique du Sud. J’en reste persuadé aujourd’hui. J’estimais que j’étais là pour Dieu, pour apporter le message de Jésus. Et que lui venait pour le communisme, pour Fidel Castro».
«Que vous le vouliez ou non, Dieu est son Père»
Un paradoxe? Depuis le temps qu’il est en Bolivie, le Père Schaller se bat pour la justice sociale, pour l’homme et contre la pauvreté, avec la foi et le charisme d’un missionnaire rédemptoriste, qui place Jésus au centre de son message. «Un paradoxe?», répète-t-il, évasif, en ce samedi 11 octobre 1997, avec cet accent du Val Terbi jurassien qui ne l’a pas quitté. L’œil vif semble symboliser à lui seul la personnalité de l’homme: généreux, moqueur et malin. Volontaire. Son origine paysanne, somme toute, imprégnée et incrustée dans son seul regard.
Le verre d’une «chicha» fraîche et non alcoolisée à la main, le missionnaire se perd dans ses pensées. Comme transporté dans le passé, quelque 37 ans auparavant, le jour où il est arrivé en Bolivie, le 1er janvier 1960. Songeur sur l’événement qui a secoué le monde et l’Amérique latine le 30 octobre 1967. «Le «Che» était étendu, criblé de balles, se souvient Roger Schaller. J’ai pris sa main, fermé ses yeux. Et j’ai récité un Notre-Père. Les militaires voulaient que je mette mon surplis et mon étole pour bénir le corps du guérillero mort une heure plus tôt. Comme pour dire à la face du monde: ’voyez comme on respecte nos ennemis’. Ils insistaient pour que je dise que je l’avais auparavant confessé… D’autres me lançaient: ’ce communiste s’est foutu de toi comme curé, il ne mérite aucune prière!’ Je les ai laissé dire. J’ai béni le corps, sans mettre ni étole ni surplis. Que vous le vouliez ou non, j’ai lancé aux militaires présents, ’Dieu est son Père’. Dans l’expression intérieure de sa mort, il avait quelque chose du Christ…»
«L’armée avait envahi ma paroisse»
Un ange passe. Un silence… que le photographe et moi ne voudrions pour rien au monde rompre. «J’étais le seul missionnaire à Pucara, isolé dans la sierra bolivienne. L’armée avait envahi ma paroisse, et tous les alentours que je connaissais par cœur, sentiers et raccourcis, pour les avoir tous pratiqués à cheval ou à pied. Aucun des petits villages, hameaux et paysans de la région de m’étaient inconnus, travail pastoral oblige: baptêmes, mariages, catéchèse, alphabétisation, santé… C’est vrai aussi que je connaissais le général Barrientos» (dictateur arrivé au pouvoir en 1964). Par la force des choses, insiste-il, «parce que je montais souvent à la Paz pour revendiquer et aller taper sur la table des différents ministères, afin d’obtenir les améliorations souhaitables pour le bien de la population. Ne serait-ce que l’eau ou l’électricité». Qu’il obtiendra du reste.
Dans la salle de la petite «tienda» de Santa Rosa, dans laquelle nous avons pris place, le ventilateur du plafond ne suffit de loin pas à faire oublier l’écrasante chaleur. Qui n’affecte pas le Père Schaller. «Depuis le temps que je suis ici… mais c’est vrai qu’il fait une sacrée tiafe», admet-il. Il faut savoir, poursuit le missionnaire rédemptoriste, que les nouvelles allaient vite en ce début du mois d’octobre 1967. «Les paysans affolés venaient me voir pour me demander d’intervenir auprès des militaires, pour au moins éviter un massacre dans un combat que se seraient livrés militaires et rebelles à l’intérieur de ma paroisse».
«Selon mes informations, la colonne désormais réduite à une dizaine de guérilleros guévaristes, ou guère plus, ne pouvait pas faire autrement que de venir se ravitailler en vivres et en médicaments à Pucara. J’avais moi-même une réserve de médicaments, que la mission tenait toujours prête, pour mes «campesinos». Le «Che», rapportait-on, n’avait plus de quoi faire face à ses crises d’asthme… Quant à ses compagnons, ils erraient, fatigués et le ventre vide.
«C’est ma communauté que j’ai voulu protéger»
«Tu sais, dit-il avec le tutoiement adopté dès la première minute de notre rencontre, il est impossible de parler de cet épisode de l’histoire sans tenir compte de la réalité d’alors. Tout le monde avait peur. Et 200 soldats bien équipés ne faisaient pas peur à 10 ou 15 guérilleros affaiblis mais décidés. Aussi, dès que j’ai su qu’ils se dirigeaient en direction de Pucara, j’ai dit aux militaires: si vous voulez vous affronter, allez le faire du côté de La Higuera. C’est là qu’il passera. Plutôt que de vous battre et de l’attendre dans le village, et risquer de tuer mes gens».
«Je n’ai jamais porté le «Che» et son action dans mon cœur», reconnaît aujourd’hui le Père Schaller. Je ne la reconnais pas davantage maintenant. Mais je n’ai jamais voulu la mort de cet homme. C’est ma communauté que j’ai eu le souci de protéger». Et de préciser: «Lorsque j’ai su qu’il avait été capturé vivant, je me trouvais à Vallegrande. Je me suis rendu aussitôt à La Higuera pour supplier les militaires de ne pas l’abattre. Il était trop tard. Le «Che» assassiné avait cessé de vivre depuis une heure. Son corps reposait dans la petite salle de classe de l’endroit. En ma qualité de prêtre-missionnaire, j’ai ensuite célébré une messe à la mémoire des victimes, sur les lieux même ou le combat s’est déroulé».
Les yeux du missionnaire se ferment, comme pour nous intimer au silence et à la prière qu’il murmure sans doute dans son cœur. Le «Che» était seul face à la mort, reprend-il. «Héroïque. Comment a-t-il pu aller de l’avant, avec ses compagnons, ou ce qu’il en restait?»
Le lendemain de cette terrible journée, le Père Schaller s’est rendu là où le guérillero avait été abattu. «Avec mon canif, j’ai gratouillé les murs de la salle d’école pour en extraire une ou deux balles. Je ne sais même plus ce que j’en ai fait».
Quelque temps après, alerté par l’ambassade suisse des menaces qui pesaient sur lui et à la demande de ses supérieurs, le Père Roger Schaller s’en retournait en Suisse pour quelque temps. Avant de reprendre son ministère. D’abord d’un un village proche de la frontière péruvienne, à Rurre ensuite, dans le Béni toujours, puis à Santa Rosa. Trente ans après, l’histoire le rattrape. (apic/pr)