Nigeria: les catholiques dénoncent un projet «d’islamisation» du pays
Alors que Bola Ahmed Tinubu a été déclaré vainqueur des élections présidentielles au Nigeria, le 1er mars 2023, des responsables catholiques dénoncent des irrégularités dans le scrutin. Ils mettent en même temps en garde contre un projet «d’islamisation» du pays.
Lagos, plus grande ville du Nigeria, le 26 février 2023. Quinze hommes se faisant passer pour des agents électoraux prennent d’assaut un centre de collecte des votes. Ils agressent les personnes présentes avec des couteaux et des bâtons. La scène, filmée par des caméras de surveillance, a été diffusée notamment par Reuters TV.
L’événement de Lagos n’est qu’un exemple des nombreux actes de violence qui ont marqué le scrutin présidentiel. Au moins sept personnes ont été tuées dans des attaques distinctes dans l’État de Benue, dans le centre-sud du Nigeria, 48 heures avant l’ouverture des bureaux de vote. Les attaques ont très souvent touché des régions du pays à majorité chrétienne, telle que la ville de Lagos. Le Nigeria est la plus grande nation mixte musulmane/chrétienne du monde, la population musulmane étant concentrée dans le nord du pays tandis que le sud est majoritairement chrétien.
Programme de «fulanisation»?
Des violences nullement aléatoires, selon certains. «Les Nigérians du sud-est disent depuis longtemps qu’il s’agit d’une campagne orchestrée pour islamiser le pays», note au site américain Crux Johan Viljoen, un observateur de la scène catholique africaine basé en Afrique du Sud. «À ce jour, aucun auteur (de violences) n’a été arrêté ou poursuivi», ajoute le directeur de l’Institut pour la paix Denis Hurley de la Conférence des évêques catholiques d’Afrique australe. «Je pense personnellement que les attaques sont causées par une ›troisième force’ qui travaille sur un programme ›d’islamisation’ et de ›fulanisation’».
Ce dernier terme se réfère aux Fulani, ou Peuls, une peuplade pastorale nomade majoritairement musulmane, présente principalement au nord et centre du pays. Bien qu’ils ne représentent que 6% de la population, cette minorité fait parler d’elle au Nigeria. De nombreux raids destructeurs et meurtriers, notamment contre des villages d’agriculteurs, sont imputés à certains de ses membres. On leur prête la volonté d’imposer leur domination sur des zones du pays avec l’objectif d’y appliquer un islam radical.
Ils coopéreraient étroitement avec les diverses entités islamistes présentes dans la région sahélienne. Les chrétiens considèrent que les Peuls (avec les Haoussas, qui leur sont apparentés) fournissent le gros des troupes du groupe djihadiste Boko Haram, note la Fondation pour la recherche stratégique. Le groupe de réflexion français indépendant parle cependant d’une «perception excessive» de ce phénomène, «étant donné qu’un certain nombre de milices peules restent autonomes».
«Indulgence» sécuritaire?
Il est certain que l’élection de Muhamadu Buhari, l’actuel président du Nigeria, en 2015, n’a pas contribué à apaiser les tensions. Lui-même musulman et peul, le chef d’Etat sortant a dirigé la plus grande association culturelle fulani. Il a été fréquemment accusé de soutenir sournoisement ses parents peuls, au lieu de donner des instructions aux forces de sécurité pour réprimer leurs actes criminels, remarque la Fondation pour la recherche stratégique.
«Si le sud-est est privé de ses droits électoraux, les musulmans du nord en profiteront»
Johan Viljoen
Il est improbable que l’élection de Bola Ahmed Tinubu, «protégé» de Muhammadu Buhari, du même parti du Congrès des progressistes (APC), provoque un changement radical de la politique sécuritaire. Plusieurs leaders fulani ont ainsi publiquement soutenu le candidat musulman, bien qu’il soit issu de l’ethnie yoruba.
Qui profite de la violence?
Une collusion entre pouvoir, ethnie fulani et groupes djihadistes constitue une des grandes craintes des chrétiens du pays. «Dans toute situation de violence, la première question à se poser est: ›Qui en profite?’», relève Johan Viljoen. «L’escalade de la violence fera que les votes dans le sud-est seront largement sous-comptés», avait affirmé le responsable d’Eglise avant le résultat des élections. «Si le sud-est est effectivement privé de ses droits électoraux, ce sont eux (les musulmans du nord) qui en profiteront».
La Commission électorale indépendante (INEC) a annoncé le 1er mars 2023 que Bola Ahmed Tinubu avait obtenu 8,8 millions de voix, soit environ 36,6% du total, devançant le candidat du Parti démocratique populaire (PDP), le vice-président Atiku Abubakar, Peter Obi, du Parti travailliste. Les partis d’opposition et d’autres observateurs ont qualifié l’élection de «simulacre» et ont demandé un nouveau scrutin.
Scrutin insatisfaisant
Les responsables catholiques du Nigeria ont notamment critiqué le processus. Dans un communiqué de presse diffusé le 28 février, la Conférence des évêques catholiques du Nigeria (CBCN) a exprimé sa déception à l’égard de l’INEC. Mgr Lucius Iwejuru Ugorji, archevêque d’Owerri et président de la Conférence, a déclaré que «les expériences vécues par de nombreux électeurs le jour du scrutin étaient loin de l’exercice sans accroc promis à plusieurs reprises. Dans de nombreux endroits, l’élément humain aurait compromis les gains attendus des innovations de la nouvelle loi électorale.»
«La Commission électorale doit se placer au-dessus du lot pour éviter de plonger la nation dans une crise»
Mgr Lucius Iwejuru Ugorji
Le prélat nigérian fustige en particulier le retard dans la transmission électronique des résultats et le manque de transparence de l’ensemble du processus. La CBCN demande donc à l’INEC de prendre rapidement «des mesures adéquates pour traiter les questions préoccupantes afin d’apaiser les tensions et dans l’intérêt du bien commun».
Le Nigeria «au bord du précipice»
Une vision des choses partagée par l’œuvre d’entraide catholique Caritas Nigeria, qui a déployé plus de 6’000 observateurs dans les 36 Etats du pays. Dans un communiqué du 27 février, l’organisation annonce sa «totale déception quant à la lenteur du déploiement de matériel», indiquant des événements de «sabotage et de complicité grossière», certains fonctionnaires de l’État ayant entravé l’arrivée du matériel de vote afin d’obtenir un avantage pour certains partis. Caritas accuse directement les responsables de la Commission électorale, ainsi que certains fonctionnaires de l’Etat et la police de collusion «pour prendre massivement et sans entrave des empreintes de bulletins de vote» dans plusieurs lieux du Nigeria.
«En ce moment, le Nigeria se tient au bord d’un dangereux précipice», assurent ainsi les évêques. «L’INEC doit se placer au-dessus du lot pour éviter de plonger la nation dans une crise évitable.» (cath.ch/crux/ag/arch/rz)