Romilda Ferrauto: «Benoît XVI était un homme moderne»
Rédactrice en chef du service français de Radio Vatican de 1991 à 2016, Romilda Ferrauto a accompagné l’ensemble du pontificat de Benoît XVI pour des millions d’auditeurs francophones. Pour elle, Joseph Ratzinger était un homme moderne.
Actuellement assistante du directeur du Bureau de presse du Saint-Siège pour le monde francophone, elle revient pour I.MEDIA sur ses souvenirs personnels de Joseph Ratzinger, qu’elle avait déjà rencontré à de nombreuses reprises lorsqu’il était préfet de la congrégation pour la Doctrine de la foi.
Quelles relations le cardinal Ratzinger entretenait-il avec les médias, et notamment avec Radio Vatican ?
Le cardinal Ratzinger était un homme qui n’avait pas de difficultés pour s’exprimer dans les médias et qui accordait des interviews, même quand les médias ne le ménageaient pas. Il avait des relations tout à fait sereines avec Radio Vatican, notamment dans ses collaborations avec la rédaction allemande. Il est venu à plusieurs reprises pour des entretiens, et pour expliquer certains textes de la congrégation pour la Doctrine de la foi qui avaient pu susciter une inquiétude.
Cette bonne relation s’est poursuivie durant son pontificat, à tel point que le Père Lombardi, alors directeur de Radio Vatican, est devenu son «porte-parole», même s’il n’en n’avait pas le titre officiel. Il avait d’excellents rapports avec lui.
«Benoît XVI est apparu. Pour moi, il dégageait une sorte de lumière, il me laisse un souvenir lumineux.»
Benoît XVI est d’ailleurs venu dans nos locaux en 2006, à l’occasion du 75e anniversaire de Radio Vatican. J’en garde un souvenir personnel très réjouissant. Nous étions regroupés par langue. Avec la dizaine de personnes de la rédaction française, nous étions dans un petit bureau, avec la porte fermée. Nous l’attendions mais il y avait un protocole précis: il fallait que ce soit lui qui vienne vers nous et prenne la parole, et non l’inverse.
Nous avons vu la porte s’ouvrir et Benoît XVI est apparu. Pour moi, il dégageait une sorte de lumière, il me laisse un souvenir lumineux. Mais nous étions comme paralysés: il nous regardait, nous le regardions, et il ne se passait rien ! Puis, ensuite, j’ai senti qu’une main me poussait vers lui, et je suis donc allée l’accueillir, alors que ce n’était pas prévu. Je lui ai dit : «Je suis très heureuse mais aussi très émue». Et il m’a répondu «moi aussi !».
Et à partir de là, il y a eu une explosion d’enthousiasme de la part de la rédaction qui l’a entouré très spontanément, et il nous répondait dans un excellent français. Nous avons ensuite été sévèrement tancés car nous n’avions pas respecté le protocole prévu, mais je suis certaine qu’il était heureux d’être avec nous.
Radio Vatican était et demeure l’une des institutions les plus féminisées au Vatican. Le cardinal Ratzinger avait-il une attitude différente des autres prélats, vis-à-vis des femmes ?
Absolument, oui ! Contrairement à l’image qui a été donnée de lui, c’était un homme moderne. Je parle en connaissance de cause, car quand j’ai commencé à travailler à Radio Vatican, j’étais une jeune femme et ce n’était pas simple de se présenter dans les «Sacri Palazzi», où la présence féminine était rare et effacée. Mon chef, un jésuite français, m’envoyait systématiquement faire des interviews quand il y avait des assemblées ou des conférences.
C’était l’occasion, à la pause café, de rencontrer les responsables de la Curie romaine et des personnalités de passage, parmi lesquelles de grands noms. Mais pour moi, c’était une véritable torture. En tant que jeune femme, j’étais invisible. Les gens me regardaient de haut, ils me demandaient «vous êtes la secrétaire de qui ?». Et finalement, quand ils comprenaient que j’étais journaliste, leur réaction la plus aimable était de se retourner en disant «non merci, je ne suis pas intéressé»… puis j’apercevais ces mêmes personnes qui accordaient des interviews à des journalistes hommes.
«C’était le regard de Ratzinger, d’une grande douceur mais aussi d’une grande fermeté, il n’était pas seulement «gentil».
Et je me souviens d’un jour lors duquel j’étais désespérée, je pensais que j’allais rentrer bredouille… Soudain, je vois Ratzinger, tout seul, en train de boire quelque chose, et je me lance, il fallait absolument que j’aie une interview. Pourtant j’étais intimidée, c’était le grand professeur allemand qui venait d’arriver à la tête de la Doctrine de la foi, on ne le connaissait pas bien.
Je lui ai donc dit que j’étais journaliste et que je voulais l’interviewer. Il m’a dit tout simplement «oui, d’accord, posez vos questions». C’était la panique car je n’étais pas à la hauteur de la situation, j’étais jeune et j’avais affaire à un grand théologien. Mais je n’oublierai jamais son sourire et son regard : un sourire timide, mais très franc, et un regard qui allait en profondeur, au-delà des apparences. C’était le regard de Ratzinger, d’une grande douceur mais aussi d’une grande fermeté, il n’était pas seulement «gentil».
J’ai réussi, je ne sais comment, à faire une bonne interview. Je n’étais pas bien préparée mais à partir de ses réponses, j’arrivais à poser des questions pertinentes. Je suis donc revenue avec ma première « bonne » interview de journaliste débutante. Puis, par la suite, j’ai toujours senti qu’il regardait tout le monde, femme ou homme, comme des personnes, qu’il les considérait toujours avec bienveillance, en s’intéressant à elles.
«Benoît XVI développait une pensée tellement logique que ses textes étaient difficiles à couper : chaque mot était essentiel, à sa place.»
Benoît XVI était connu pour sa pensée très nuancée, très académique et articulée, éloignée des raccourcis médiatiques. Était-ce difficile de transmettre sa parole au grand public ?
En tant que journaliste appelée à travailler sur les textes pontificaux, en passant de Jean-Paul II à Benoît XVI, j’ai eu des difficultés. Mais ce n’était pas à cause de la complexité des textes : au contraire, ils étaient limpides. Mais ils étaient très difficiles à couper. J’arrivais plus facilement à résumer Jean-Paul II, qui faisait pourtant des discours fleuves, avec une pensée «circulaire», avec une pensée moins structurée. Benoît XVI développait une pensée tellement logique que ses textes étaient difficiles à couper : chaque mot était essentiel, à sa place.
Il parlait avec clarté, de manière complète et limpide. Mais il était difficile à résumer pour un journaliste disposant d’espaces restreints. Il était difficile de restituer sa pensée.
Son pontificat a été marqué par plusieurs crises, notamment après le discours de Ratisbonne (2006), lorsque ses propos sur la violence dans l’islam suscitèrent une controverse mondiale, et après ses critiques sur l’usage du préservatif (2009). Quel a été le rôle des médias du Vatican pour amortir les polémiques et expliquer le sens de ses propos ?
Dans le cas de Ratisbonne, notre souci principal a été de donner la parole à des personnes qui avaient été scandalisées, indignées, mais en accompagnant ces interviews et ces rencontres des explications que le pape avait voulu donner. Nous étions évidemment là pour défendre sa ligne, sa pensée, mais dans un dialogue avec ceux qui n’avaient pas compris ou qui n’étaient pas d’accord.
Il y a donc des échanges qui se sont instaurés, et cela a donné l’occasion d’avoir des contacts très intéressants avec des responsables musulmans que je n’aurais pas contactés sans cette crise, mais avec lesquels on a réussi à s’entendre, et que j’ai pu interroger par la suite sur d’autres sujets.
Il fallait surmonter une crise, qui était réelle, et aller au-delà, en demeurant dans un esprit de dialogue. Cela s’est très bien passé, avec de très bons interlocuteurs qui nous exprimaient leurs désaccords mais qui acceptaient l’échange. Dans le monde francophone, les cardinaux Poupard et Tauran ont aussi été les hommes de la situation, ils savaient comment dialoguer.
Lors de l’affaire du préservatif, trois ans plus tard, le Père Lombardi a été chargé par le pape d’expliquer les propos du pape dans l’avion vers l’Afrique, qui avaient été mal interprétés. Il a alors vraiment joué un rôle très direct et transparent de porte-parole du pape, sur sa radio.
«J’ai entendu un cri dans le couloir, un vrai cri: une journaliste italienne a hurlé dans le couloir que le pape avait démissionné.»
Comment la renonciation du pape avait-elle été vécue à Radio Vatican ?
Ce fut une surprise totale. Les principaux responsables avaient été prévenus quelques heures auparavant, mais personne d’autre ne s’y attendait. Cela a été un séisme, comparable aux attentats du 11 septembre 2001, l’autre grand choc de ma vie professionnelle. J’ai entendu un cri dans le couloir, un vrai cri: une journaliste italienne a hurlé dans le couloir que le pape avait démissionné.
J’ai eu un temps de sidération, de non-réaction. Il m’a fallu digérer la nouvelle. Dans notre métier, nous avons l’habitude de réagir très vite, nous devons être prêts à toutes les éventualités, à toutes les nouvelles qui peuvent tomber. Mais là, je me souviens d’un temps d’arrêt, de paralysie totale, qui a duré quelques minutes et qui a fait peur à mes collègues, qui ne savaient pas quoi faire, alors que nous étions à une heure d’un journal en direct.
J’ai appris par la suite que d’autres avaient réagi de la même façon. Cela a été un choc très violent, très fort. Mais il a ensuite fallu amortir le choc, le couvrir, et venir en aide aux autres médias. Cette renonciation de Benoît XVI constituait un événement tellement inédit et inouï que la plupart des journalistes ne savaient pas comment le traiter. Rien que le terme «renonciation» était difficile à expliquer, puisqu’il ne s’agissait ni d’une démission ni d’une abdication.
Je me souviens qu’au-delà de notre production propre, nous avons surtout dû aider les autres journalistes, qui débarquaient en masse, du monde entier, et qui s’adressaient à Radio Vatican pour qu’on les aide, qu’on leur explique la situation. De nombreux journalistes étaient désorientés, paumés, et avaient besoin de notre aide. Radio Vatican a vécu, dans cette période si particulière, un sursaut de responsabilité. (cath.ch/imedia/cv/mp)