L’affaire Rupnik divise les jésuites
La Compagnie de Jésus a annoncé le 6 décembre 2022 que le prêtre et mosaïste jésuite Marko Rupnik était soumis à des mesures de restriction de son ministère, suite à des accusations d’abus sur des religieuses dans les années 1990. Mais des interrogations ont surgi, au sein des jésuites, sur la «légèreté» des mesures, et sur les nombreux points troubles demeurant dans cette affaire.
«Un dommage mortel pour l’Ordre des Jésuites, mais encore plus pour notre Sainte Mère l’Eglise». C’est ainsi que le jésuite Gianfranco Matarazzo décrit le scandale touchant le Père Rupnik, dans un message sur Twitter relayés par le site hispanophone Religion digital. L’ancien supérieur de la province euro-méditerranéenne de la Compagnie de Jésus s’insurge contre la réponse donnée par son ordre aux accusations contre le mosaïste slovène.
Les jésuites ont révélé début décembre l’existence d’une «affaire Rupnik». Dans leur communiqué, ils ont indiqué avoir diligenté une enquête préliminaire, remise au dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF). Ce dernier a constaté que les faits étaient prescrits et a classé le dossier en octobre dernier.
Des abus sous confession?
Une issue qui indigne Gianfranco Matarazzo. Le prêtre italien qualifie l’affaire de «tsunami d’injustice, de manque de transparence, de gestion douteuse, d’activité dysfonctionnelle, d’approche personnelle, de communauté apostolique sacrifiée au chef et de traitement inégal». L’ancien provincial a principalement en ligne de mire la déclaration diffusée par la direction générale de la Compagnie de Jésus, décrite comme «un cas paradigmatique de justice refusée».
Le fait est que beaucoup d’inconnues demeurent au sujet des actes imputés au prêtre-artiste ainsi qu’aux conditions d’émergence des accusations. Plusieurs médias se sont toutefois efforcés de retracer les tenants et les aboutissants de l’affaire.
Les abus, aussi bien d’ordre psychique que spirituel et sexuel, dénoncés par plusieurs religieuses, se seraient déroulés de 1985 à 1993, dans la Communauté de Loyola, à Ljubljana (Slovénie), dont le Père Rupnik était l’accompagnateur spirituel. Ils auraient eu lieu dans le cadre du sacrement de la confession. Ce qui constitue une circonstance aggravante.
Une enquête «préliminaire»
En tout cas, les résultats de l’enquête préliminaire ont paru assez crédibles pour que l’ordre impose à Marko Rupnik des restrictions de ministère. Il s’agit d’une interdiction d’exercer le sacrement de la confession, la direction spirituelle et l’accompagnement des Exercices spirituels de saint Ignace (le fondateur des jésuites). Des mesures que des observateurs ont décriées comme étonnamment «faibles» face à la gravité des actes imputés.
Arturo Sosa, supérieur général de la Compagnie de Jésus, a répondu à certaines de ces interrogations dans une interview au site d’information religieuse portugais 7Margens, publiée le 7 décembre. Le Vénézuélien a notamment défendu le caractère «proportionné» des mesures. Elles ont été appliquées «après que nous ayons reçu la notification de la Congrégation (pour la doctrine de la foi-CDF, ndlr) selon laquelle il s’agissait de faits prescrits», note-t-il, puisqu’ils auraient été commis il y a plus de 30 ans. Il assure que «les mesures ont été maintenues parce que nous voulons creuser encore l’affaire, pour voir comment nous aidons toutes les personnes concernées.» Il a rappelé l’aspect «préliminaire» de l’enquête. «C’est un processus qui ne se termine pas par une condamnation, il s’agit d’une première approche de l’affaire.»
Des mesures «préventives»
Des critiques ont également porté sur l’absence de référence aux victimes dans la déclaration des jésuites. Selon Arturo Sosa, il n’y a pas pour l’instant «de qualification de victimes, mais une suspicion de faits qui ont dépassé les limites de ce qui est acceptable entre personnes adultes».
Des mesures donc préventives et non punitives qui chercheraient principalement à éviter que Marko Rupnik ne se retrouve dans des situations délicates. 7Margens fait remarquer à cet égard que le Père Rupnik a annoncé des Exercices pour prêtres et religieux en février 2023, au Sanctuaire de Loreto (Italie). «Je ne pense pas qu’une retraite soit prévue, a démenti Arturo Sosa. Mais si c’était le cas, il devrait y renoncer». Le responsable jésuite a précisé que le Père Rupnik «n’est pas détenu» et qu’aucune des mesures n’affecte son travail artistique, pour lequel il a de très nombreux engagements.
«Nous n’avons rien à cacher»
Arturo Sosa
Le fait que les mesures contre Marko Rupnik aient été rendues publiques fin 2022 alors que les responsables les ont prises en 2021, suite à la remise des conclusions de l’enquête préliminaire, a aussi été déploré. «Nous ne sommes pas obligés de publier chaque cas, a signifié le supérieur des jésuites. (…) les déclarations publiques doivent être faites quand la chose est publique; quand ce n’est pas le cas, il n’y a rien à faire, et cela ne veut pas dire que l’on cache quelque chose. Nous n’avons rien à cacher».
Gestion dénoncée
Une transparence mise en doute par des observateurs. 7Margens relève ainsi l’existence d’éléments étayant les critiques de Gianfranco Matarazzo sur une gestion incorrecte de l’affaire, notamment au niveau des hautes sphères du Vatican et de l’ordre.
La revue italienne Left, qui a ouvert une adresse permanente pour les dénonciations d’abus sexuels, affirme avoir reçu en 2021 une lettre adressée au pape François émanant d’une ancienne membre de la communauté de Loyola. La religieuse assure que «la communauté a également été marquée par des abus de conscience, mais aussi des abus émotionnels et vraisemblablement sexuels de la part du Père Marko Ivan.» Ce dernier a quitté son poste d’accompagnateur spirituel de la communauté au début des années 1990 dans des circonstances incertaines.
Marko Rupnik bénéficierait d’un «cercle défensif»
L’autrice de la lettre regrette que les responsabilités dans le processus ayant conduit à ce retrait n’aient jamais été clarifiées. Elle affirme «qu’au contraire, elles (ces responsabilités, ndlr) ont été pratiquement couvertes et non dénoncées» par les personnes directement impliquées, y compris le supérieur général, qui aurait été au courant de la situation. A noter que, dans les années 1990, le supérieur général des jésuites était Peter-Hans Kolvenbach, décédé en 2016. Arturo Sosa occupe ce poste depuis 2016.
«Too big to fail»?
Le site italien Silere Non Possum (je ne peux pas me taire) affirme de son côté connaître, au moins en termes généraux, les conclusions de l’enquête préliminaire. La plateforme estime que des intérêts et des mouvements internes freinent le processus en haut lieu, principalement au sein du dicastère pour la Doctrine de la foi (DDF). Pour Silere Non Possum, Marko Rupnik bénéficierait d’un «cercle défensif». Influent au Vatican et proche des trois derniers papes, il serait selon les termes du site «too big to fail» (trop grand pour tomber).
Prescrits aussi pour l’Eglise?
Une forme de «mauvaise volonté» serait-elle donc à l’œuvre en haut-lieu? La décision vaticane de clore le dossier est sans doute liée à la prescription touchant les faits imputés, à la fois pénale et canonique. Le principe existe pour le droit de l’Eglise depuis la fin du 19e siècle. Aujourd’hui, la prescription est de vingt ans pour les délits contre les sacrements et de vingt ans après la majorité pour les victimes de délits pénaux.
«Les jésuites vont certainement poursuivre leur travail de clarification interne»
La prescription peut cependant être levée par le Vatican pour les délits graves, tels que les affaires pédocriminelles. Le DDF aurait-il considéré que l’affaire Rupnik ne remplissait pas les critères de gravité suffisants pour passer outre la prescription? La Croix indique que ses investigations n’ont pas permis de déterminer s’il était déjà arrivé que la prescription soit levée pour une victime majeure au moment des faits.
C’est donc sans succès que les jésuites auraient demandé à la Curie romaine de lever la prescription sur les faits rapportés par les sœurs slovènes. Le DDF a clos le dossier sans commenter sa décision, alors même que les délits touchants au sacrement de réconciliation sont parmi les plus graves du droit pénal canonique, relève le quotidien français.
Appel au Père Zollner
Pour Gianfranco Matarazzo, la Compagnie de Jésus ne peut cependant pas s’en tenir là. «Nous, jésuites, nous nous associons, que cela soit vrai ou non, à la recherche perpétuelle de la foi, de la justice, de la charité, du dialogue, de l’attention aux pauvres, de la vérité: mais aujourd’hui, avec le cas Rupnik, nous nous accrochons à la prescription et espérons que tout s’arrête là…Le Seigneur nous appelle-t-il à cette approche?»
Une déclaration du Vatican permettra peut-être de préciser les choses. En attendant, les jésuites vont certainement poursuivre leur travail de clarification interne. Le Père Matarazzo a ainsi suggéré à la direction de l’ordre plusieurs options, dont la convocation d’une conférence de presse totalement transparente, l’ouverture des archives, ainsi qu’une reconstitution détaillée des événements. L’ancien provincial propose aussi que le prêtre jésuite Hans J. Zollner, qui fait autorité sur la question des abus au sein du Vatican, s’exprime sur l’affaire. (cath.ch/ag/rz)