Peter Henrici: «Il manque les théologiens pour un Concile Vatican III»
Le Père jésuite Peter Henrici, évêque émérite auxiliaire de Coire, a vécu le Concile Vatican II de l’intérieur, même s’il n’y a pas participé. Professeur de philosophie au collège germanique de Rome, il y a rencontré beaucoup d’acteurs de premier plan du concile. Il livre ses souvenirs à cath.ch.
Par Bernard Hallet
Le dernier épisode de notre série sur Vatican II nous amène à Brig (VS) où cath.ch a rencontré le jésuite Peter Henrici. Agé de 94 ans, il réside au couvent Sainte-Ursule. Jeune professeur de philosophie au collège germanique alors que débute le concile Vatican II, Peter Henrici s’est retrouvé parmi les pères conciliaires et les théologiens, dont certains ont travaillé sur les textes du Concile. Il lui est difficile de restituer l’atmosphère de l’époque, mais le jésuite, qui fut évêque auxiliaire de Coire, a gardé des souvenirs très précis de ces années, qu’il évoque dans un français impeccable.
Vous n’avez pas personnellement participé au Concile, mais vous étiez très proche de ses protagonistes…
Peter Henrici: De 1960, et jusqu’en 1967, j’ai enseigné au collège germanique, où passaient des théologiens et même des pères conciliaires durant les sessions. C’était un bon point d’observation. J’ai donc vécu au jour le jour les coulisses des différentes phases du concile. Je ne me suis jamais trouvé dans l’aula du concile. Je n’avais pas le droit et, avec mon métier de professeur, je n’aurais pas eu le temps. Les visites que nous recevions au collège étaient néanmoins très intéressantes. Je me souviens notamment du cardinal Julius Döpfner et de son théologien Karl Rahner qui a joué un rôle important dans la préparation des textes Lumen Gentium et Dei Verbum.
Parmi les étudiants intéressés au concile se trouvait un certain Karl Lehmann (il devint par la suite évêque de Mayence, président des évêques d’Allemagne et cardinal, ndlr) qui travaillait toutes les nuits pour polycopier les textes préparés par les théologiens afin de les distribuer lors des sessions du lendemain. Comme les photocopieuses n’existaient pas encore, tout cela se faisait sur des stencils. Il était un très bon bibliothécaire et connaissait toute la littérature. Et il a même souvent suggéré des lectures aux théologiens et aux pères du concile!
Qu’avez-vous observé?
Après le coup de théâtre de l’ouverture du concile, les évêques ont commencé à discuter entre eux et surtout les conférences épiscopales ont discuté entre elles. Et cela a débouché sur une grande collégialité pratiquée par les évêques. Pourtant nombre d’entre eux doutaient de cette notion de collégialité. A l’époque, c’était considéré comme «païen». Que le pape soit à la tête du collège tout en en faisant partie, sans être au-dessus, était difficile à intégrer, particulièrement pour le clergé romain. On vivait une certaine papolâtrie à l’époque. Cette collégialité a aussi permis aux évêques européens de s’ouvrir au monde grâce aux rencontres avec leurs confrères venus du monde entier.
«Que le pape soit à la tête du collège tout en en faisant partie, sans être au-dessus, était difficile à intégrer, particulièrement pour le clergé romain.»
Certains pays ont eu une influence prépondérante sur le Concile
Le concile a été fait pratiquement par la France et l’Allemagne. On a écrit alors que le Rhin et le Rhône se jetaient dans le Tibre. Les Français, Chenu par exemple, redécouvraient la tradition ecclésiale des Pères de l’Église et du Moyen âge, et les Allemands qui avaient redécouvert la Bible, la liturgie. On s’aperçoit que le concile a dit peu de choses qu’on ne connaissait pas, mais les pères conciliaires ont repris ce qui avait été interdit par Humani generis (encyclique de Pie XII de 1950 sur les fausses opinons, ndlr). Ces notions étaient préparées.
Il semble néanmoins que Pie XII a amené beaucoup d’éléments avant Vatican II…
…Pratiquement tout! Il y a deux éléments nouveaux: la déclaration Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse, du théologien jésuite Américain Johan Courtney Murray et la déclaration Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes qui ne concernait à l’origine que les juifs. Il y a eu des débats assez vifs à ce propos et la déclaration a été élargie aux musulmans et aux bouddhistes. Ces deux textes ne sont ni des décrets, ni des constitutions, donc ce ne sont pas des textes dogmatiques ni des règles pratiques, mais ce sont des déclarations. Ils sont néanmoins devenus les plus importants après le concile.
Le concile s’est déroulé «à côté», bien au-delà du cercle des pères conciliaires.
Les sessions qui se déroulaient à l’aula étaient plutôt ennuyeuses, avec des interventions qui se déroulaient en latin. D’ailleurs des évêques américains sont partis parce qu’ils ne comprenaient rien. A côté de cela, il y avait les commissions mixtes où de nombreux textes du concile ont été élaborés. Cela s’est fait avec des contacts extérieurs comme les journalistes (voir encadré), les laïcs, mais également des contacts entre commissions. Et entre les représentants des différentes nations. Il y avait aussi les observateurs œcuméniques venus nombreux et qui avaient accès aux schémas, c’est-à-dire aux textes préparés avant qu’ils ne soient votés. Ils pouvaient apporter leurs observations. Ils ont donc aussi travaillé au concile indirectement, participant à cette ouverture.
«J’avais l’impression qu’au moment du concile, on avait plus d’ouverture œcuménique qu’actuellement.»
Qu’est-ce qui a marqué ce concile?
L’œcuménisme a été la grande ouverture du Concile Vatican II, moins dans la doctrine que dans les faits. On a accepté les autres chrétiens comme partenaires à égalité. J’avais l’impression qu’au moment du concile, on avait plus d’ouverture œcuménique qu’actuellement. Le mérite en revient à Jean XXIII. Ce pape a vécu comme nonce apostolique à Belgrade et à Constantinople, il avait une ouverture sur les autres confessions.
Le pape François a dit «Le dernier Concile œcuménique n’a pas été pleinement compris, vécu et appliqué»…
Un aspect peu appliqué est la synodalité. La papauté est bien compatible avec la synodalité de l’Église orientale. Avec la collégialité des évêques, on a fait un pas vers la synodalité. Mais en réalité, le pape François commence maintenant à la faire vivre.
La révolution de 1968 a-t-elle eu des répercutions sur le concile?
Oui, malheureusement la révolution de 1968 a balayé le concile. Cette année-là, je donnais un cours d’introduction au mystère du Christ en m’appuyant sur des textes du concile. A la fin du cours, un des étudiants m’a demandé s’il fallait lire ces textes. Trois ans après le concile… C’était déjà du passé lointain pour certains!
«Il y avait aussi une très forte hostilité à cette ecclésiologie de Vatican II parmi le clergé romain.»
La plupart des textes ont été votés à une écrasante majorité. Une opposition au Concile s’est-elle tout de même manifestée?
Oui, notamment la descendance de l’Action française de Charles Maurras. A midi, quand les pères du concile revenaient, nous nous retrouvions généralement à table avec eux et nous leur demandions: «Alors, qu’est-ce que Mgr Lefebvre [le fondateur de la Fraternité St-Pie X, ndlr] a dit aujourd’hui?». On savait qu’il y avait une opposition et qu’elle était minoritaire. Le malheur de Lefebvre, c’est qu’il n’a plus lu aucun livre après ses études de théologie. Il croyait que ce qu’il avait entendu à Rome au début des années 1930, était «la» théologie.
Il y avait aussi une très forte hostilité à cette ecclésiologie de Vatican II parmi le clergé romain. Le soir de la proclamation de Lumen Gentium, j’étais avec un groupe de prêtres du clergé romain, des confesseurs de la prison Regina Caeli. Ils étaient convaincus que le texte allait être cassé, estimant qu’il était contre la tradition de l’Église. Pour eux c’était tellement nouveau, et contraire à tout ce qu’ils croyaient de l’Église, qu’ils étaient convaincus que ça ne pouvait pas changer ainsi.
«En théologie, on a enseigné le concile en oubliant tout ce qu’il y avait avant. Comme si le concile de Vatican II avait été un nouveau point de départ…»
Déjà, avant le concile il y avait une grande opposition à la méthode historico-critique de la Bible. Deux professeurs qui s’appuyaient sur cette méthode ont d’ailleurs été suspendus de leur enseignement, considérés comme «protestants et modernistes»!… Ce qui a laissé le temps à l’un d’eux, le Père Stanislas Lyonnet, d’élaborer Dei Verbum, la constitution sur la révélation (Dès 1964, Paul VI, nouvellement élu, rétablit le Père Lyonnet dans ses droits d’enseignant, ndlr).
Pourrait-il y avoir un concile Vatican III?
Je ne pense pas: on manque de théologiens pour cela. En théologie, on a enseigné le concile en oubliant tout ce qu’il y avait avant. Comme si le concile de Vatican II avait été un nouveau point de départ… Et ce n’était justement pas un point de départ, mais une étape. On n’a plus cette richesse de la Théologie nouvelle qui a été un retour aux Pères de l’Église. On a oublié la richesse historique qui a nourri le concile. Les grands théologiens du concile étaient également des bons historiens. Ils connaissaient leur patristique et leur Moyen Age. (cath.ch/bh)
Une accolade historique
La troisième grande surprise dont on a peu parlé, après l’annonce même du Concile et le départ des pères conciliaires dès la première session de 1962: lors de la dernière session du concile, le 7 décembre 1965, j’étais à l’entrée de la basilique et j’ai vu l’accolade entre le pape (Paul VI, ndlr) et le représentant du patriarche Athénagoras Ier de Constantinople. Ce fut une grande surprise. Une dame m’a demandé s’ils allaient concélébrer. J’ai répondu: «Je ne sais pas. Mais si c’est le cas, il n’y a plus de schisme oriental!». En fait, cela n’arriva pas. Ils ont tout de même levé les excommunications réciproques. Ce geste amical entre le pape et le patriarche a été historique.
Les journalistes
Il y avait pratiquement un concile de journalistes à côté du concile. Chaque soir une demi-douzaine de journalistes de plusieurs pays se retrouvaient dans un restaurant et échangeaient entre eux ce qu’ils savaient des sessions. Parmi eux se trouvaient de bons théologiens. Ils discutaient entre eux et apportaient à des pères et à des théologiens du concile des nouveautés, qui parfois arrivaient jusqu’aux oreilles du pape. Le camérier du pontife était en effet ami avec un des journalistes présents à Rome. En lassant les souliers du pape, il lui confiait le fruit des réflexions des journalistes.
Il faudrait effectuer des recherches sur ces contributions. Ce qui n’est malheureusement plus possible, la plupart sont décédés. Ils n’ont pas apporté des contenus nouveaux mais ont créé des liens entre les théologiens du concile de différentes nations.
Les évêques hongrois
Des évêques hongrois, à l’époque pays du bloc soviétique, n’ont pu venir qu’à la deuxième session du concile. A la fin du repas, je leur offrais du café. Le premier arrivé me dit: «Oui, donnez-moi un peu de café rapidement tant que nous pouvons parler librement». Dès qu’il y a deux évêques hongrois dans une salle, nous ne pouvons plus parler librement, m’avait expliqué l’un d’eux.
Un tsar athée
La présence des observateurs était importante. Le représentant du patriarche de Moscou était au collège. Et à la fin du repas, au milieu des pères du concile et de la direction du collège, il a lancé: «Tout compte fait, notre malheur est que notre tsar est athée!» BH
Peter Henrici
Peter Henrici est né le 31 mars 1928 à Zurich. Il a étudié la philologie ancienne et la philologie indo-européenne à Zurich ainsi que la philosophie et la théologie à Pullach (Munich), Rome, Louvain et Paris. Il est entré dans l’ordre des jésuites en 1947 et a été ordonné prêtre le 23 juillet 1958 à Zoug. De 1960 à 1993, Peter Henrici a été professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université pontificale grégorienne de Rome et, à partir de 1993, professeur invité à la Haute école de théologie de Coire, qui l’a nommé professeur honoraire en 2008. Le 4 mars 1993, le pape Jean Paul II l’a nommé évêque auxiliaire de Coire. Une charge dont il démissionné le 5 février 2007 pour raison d’âge. JEC
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