L’évêque de Bafia marche dans les pas de son prédécesseur assassiné
En arrivant dans le diocèse de Bafia, dans la province ecclésiastique de Yaoundé, au Cameroun, pour succéder à Mgr Bala, assassiné en 2017, Mgr Emmanuel Dassi n’a pas hérité d’un territoire simple. Pour rencontrer les 250’000 fidèles catholiques (50% de la population) encore marqués par le drame, il a sillonné les 41 paroisses, sur des routes de savane et de forêt souvent peu praticables.
Propos recueillis par Anna Kurian I.MEDIA
Le premier évêque africain membre de la Communauté de l’Emmanuel dresse les défis de l’Église au Cameroun, bouleversée par la «crise anglophone». Il dessine le panorama de son diocèse, notamment la situation précaire de ses 68 prêtres diocésains et la pastorale délicate vis-à-vis des catéchistes. Par ailleurs, il fait le point sur les particularités du Synode vécu en Afrique.
Vous avez été nommé en 2020, pour succéder à Mgr Jean-Marie Benoît Bala, retrouvé mort dans le fleuve Sanaga trois jours après sa disparition le 31 mai 2017. Où en est l’enquête sur ce drame?
Mgr Bala a été assassiné, il faut le dire clairement. L’autorité judiciaire, le procureur de Yaoundé qui s’est occupé des enquêtes, a déclaré dans un rapport que tout portait à conclure à une noyade. Mais l’épiscopat camerounais a réaffirmé clairement, avant et après ce rapport, qu’il s’agissait d’un assassinat. Plusieurs évêques ont vu le corps sorti de l’eau, ils ont constaté les sévices subis, confirmés par la première autopsie. Nous attendons encore que les enquêtes nous disent qui a perpétré cet assassinat et comment. Je n’ai pas de nouvelles récentes à ce sujet.
«J’ai perçu la souffrance, mais aussi la foi du peuple. J’ai d’abord eu à cœur de visiter tout le diocèse, toutes ses structures, toutes ses paroisses»
Le journaliste Léger Ntiga a publié en 2019 un livre sur cette affaire (Un crime trop parfait), alléguant que Mgr Bala aurait été supprimé pour avoir dénoncé un réseau de pédophilie homosexuelle incluant des prêtres. Est-ce une hypothèse plausible?
On a dit tellement de choses, je n’ai pas d’éléments pour attester une telle thèse. Le combat contre les comportements contraires à la morale, c’est le combat de toute l’Église du Cameroun. Il n’est pas le premier évêque à avoir parlé fort contre un tel fléau.
Vous sentez-vous menacé vous-même, comme successeur?
J’ai accueilli ma nomination dans la foi et la disponibilité totale. Certes, j’ai reçu des avis qui auraient pu me déstabiliser, de la part de personnes proches qui s’inquiétaient et me disaient «attention on va te finir!» – comme on dit chez nous. Mais je n’ai pas entretenu une quelconque peur en y allant. J’ai logé directement à l’évêché, là où était mon prédécesseur. En arrivant en 2020, je ne pouvais pas me plonger dans ces affaires juridiques. J’estimais qu’après trois ans, si les enquêtes devaient se prolonger, je n’allais pas apporter quelque chose de révolutionnaire. Alors j’ai accepté l’appel du Saint-Père à continuer la mission que mon prédécesseur a menée, la mission qu’il aurait voulu continuer.
Dans quel état avez-vous trouvé le diocèse?
Les fidèles étaient profondément marqués par ce drame. Mgr Bala a été l’évêque de 2003 à 2017, il a énormément marqué les consciences et les cœurs par son travail pastoral, tant chez les jeunes que les moins jeunes. J’ai perçu la souffrance, mais aussi la foi du peuple. J’ai d’abord eu à cœur de visiter tout le diocèse, toutes ses structures, toutes ses paroisses. J’ai suivi un programme «marathon». Avec les intempéries, l’accès était parfois presque impossible, il fallait aller à pied, en moto, dans des conditions difficiles, au milieu de bourbiers… Cette grande tournée avait pour but de créer un climat de confiance entre le pasteur et le peuple de Dieu.
«Il faut que les laïcs prennent les choses en main, qu’ils se sentent partie prenante et non pas des exécutants du prêtre qui gère ‘son business’»
Vous êtes aussi arrivé à ce poste pour initier la phase diocésaine du synode des évêques sur la synodalité. Vous faites également partie de l’équipe de coordination du synode au niveau national. Comment cela s’est-il passé au Cameroun et dans votre diocèse?
À Bafia, nous avons fait des questionnaires adaptés aux paroisses, puis nous avons rédigé une synthèse des retours, et convoqué une assemblée diocésaine afin de tirer nos conclusions. Ce processus a permis de prendre conscience des conversions nécessaires. Par exemple, nous avons réalisé qu’un mauvais exercice de l’autorité pastorale du prêtre dans une paroisse peut amener beaucoup de laïcs à ne pas se sentir vraiment intégrés. Il faut que les laïcs prennent les choses en main, qu’ils se sentent partie prenante et non pas des exécutants du prêtre qui gère «son business». Que les laïcs ne vivent pas dans l’Église comme s’ils étaient des locataires ou des gens de passage. L’Église, c’est la famille qui demeurera éternellement, même quand leur famille naturelle sera passée.
«Nous n’aurons jamais atteint pleinement notre maturité tant que nous ne trouverons pas les moyens nécessaires pour faire vivre notre Église par nous-mêmes»
Du côté des diocèses occidentaux, certains thèmes sont revenus de façon récurrente, comme l’ordination d’hommes mariés ou de femmes. Avez-vous aussi abordé ces sujets?
Ces sujets-là ne constituent pas une préoccupation pour nous. Sur le plan des ministères, nous avons la grâce d’avoir des candidats au sacerdoce. Nous n’avons pas la même pression qu’un diocèse d’Europe qui n’a pas de séminariste, ou seulement un ou deux, et dont la moyenne d’âge de ses prêtres est autour de 80 ans. Cet évêque vit une certaine angoisse de l’avenir. Nous avons plutôt un presbytérium très jeune.
D’autres problèmes nous préoccupent, comme l’autonomie financière de nos Églises. Nous grandissons, nous devons créer de nouvelles paroisses, mais certaines n’ont pas de presbytères, des prêtres logent dans des conditions inacceptables. Plusieurs écoles sont à construire, nos besoins sont immenses… si j’ouvrais ce dossier, vous comprendriez que j’ai beaucoup de défis pour former mes 25 séminaristes. Nous sommes conscients que nous n’aurons jamais atteint pleinement notre maturité tant que nous ne trouverons pas les moyens nécessaires pour faire vivre notre Église par nous-mêmes.
Qu’attendez-vous de ce synode au niveau de l’Église universelle?
J’espère que l’on va pouvoir faire un pas dans l’égale dignité des membres du Peuple de Dieu, afin que consacrés, prêtres, évêques ou laïcs, puissent se regarder vraiment comme des frères et sœurs, sans rester dans des schémas d’autorité. J’espère également qu’à la fin de ce synode, on aura appris à être tous à l’écoute de l’Esprit Saint et non pas à l’écoute des idéologies du monde qui déstabilisent… Bien sûr, nous devons être conscients de ce que vit notre monde. Mais ce que nous allons apporter viendra de ce que nous dit l’Esprit Saint, et non pas d’une adaptation au monde pour éviter d’être «en déphasage». Je suis convaincu que s’il y a une institution que l’on devrait venir copier, c’est l’Église catholique!
Vous savez, dans la première Lettre aux Corinthiens, saint Paul emploie l’image du corps pour parler de l’Église, en disant que quand un organe est à l’honneur, tous sont à l’honneur, et que quand l’un souffre, tout le corps souffre. Est-ce vraiment ce que nous vivons actuellement ? Quand une Église particulière, quand un diocèse au bout du monde, souffre avec ses pauvres, souffre avec ses défis de formation des prêtres, les autres Églises se sentent-elles solidaires de la situation ? Toute l’histoire nous montre cette belle solidarité incarnée par les saints. Il ne faut pas que cela s’estompe dans notre monde d’aujourd’hui.
Le Cameroun souffre aussi de la crise séparatiste anglophone. Il y a quelques jours, le 18 septembre, dans le diocèse de Mamfé, au sein de la province ecclésiastique de Bamenda, une église a été brûlée et huit otages dont cinq prêtres ont été kidnappés pour faire l’objet d’une demande de rançon. Comment réagissez-vous à cela?
Nous sommes tous indignés et meurtris. Mais je suis géographiquement bien trop loin du lieu (à plus de 350 km, à l’ouest du Cameroun, ndlr) pour vous donner une réaction à côté de celle des évêques qui s’y trouvent. Je préfère vous renvoyer à l’intervention de Mgr Andrew Nkea, le président de la conférence des évêques de ladite province ecclésiastique.
«Si le catéchiste n’est pas le premier témoin dans sa communauté, cela commence mal!»
Plus généralement, cette crise a-t-elle des répercussions au sein de la conférence épiscopale?
Au niveau des évêques, non. Il est clair pour nous que nous sommes tous au Cameroun. Mais les évêques qui sont dans la zone anglophone souffrent énormément. Lorsqu’ils essaient de dialoguer avec les séparatistes, le gouvernement les traite de partisans de la séparation. S’ils dialoguent avec le gouvernement pour rappeler que la guerre ne peut pas être une solution, alors ils sont traités de partisans du gouvernement par les séparatistes.
On peut penser parfois que l’Église ne fait rien. Mais les évêques ont parlé à plusieurs reprises en appelant à l’arrêt de cette terrible violence et l’engagement à un dialogue inclusif. Par ailleurs, dans les situations de conflit, tout ce qui amène à une résolution – comme les dialogues incessants avec ceux qui tiennent les ficelles – se fait sans publicité. Nous continuons aussi la dynamique de la prière. En avril dernier, nous avons fait un pèlerinage national dans notre sanctuaire national, où sont venus tous les évêques de tous les diocèses. Il y avait les autorités de l’État. Et nous étions là pour une même cause : prier pour la paix au Cameroun.
Vous étiez récemment à Rome pour un congrès sur la catéchèse. Est-ce un thème important dans votre diocèse? Avez-vous institué des catéchistes selon le rite promulgué par le pape François en 2021?
Le grand challenge de notre diocèse, c’est que beaucoup de catéchistes vivent dans des situations irrégulières et ne pratiquent pas les sacrements. Beaucoup sont influencés par un certain libertinage diffus, et s’installent en concubinage – que nous appelons chez nous le «viens on reste» – sans souci du mariage ; d’autres par la culture locale avec notamment le poids de la dot. D’où ma souffrance, mais aussi l’ardeur de mon combat : si le catéchiste n’est pas le premier témoin dans sa communauté, cela commence mal!
On ne peut pas transmettre véritablement la vie chrétienne en restant «tranquille» dans une situation contraire à l’Évangile, car le témoignage compte plus que les discours que l’on va faire. Il n’est plus facultatif qu’un catéchiste vive les sacrements. Sinon, on restera une Église fragile et superficielle. J’ai donc entamé un chemin dans ce sens. On fera des institutions de catéchistes dans un deuxième temps. Mais je ne saurais terminer sans saluer le témoignage de vie de la grande majorité des catéchistes tant dans mon diocèse que dans les diocèses d’Afrique et d’ailleurs. L’institution ministérielle ne viendra que confirmer ce qu’ils vivent déjà comme un véritable ››sacerdoce’’! (cath.ch/imedia/ak/mp)