Une procédure de renvoi ouverte contre le Père Rivoire
Le religieux franco-canadien Joannès Rivoire, aujourd’hui âgé de 92 ans et accusé d’abus sexuels sur de jeunes Inuits dans les années 1960, ne sera pas extradé au Canada. Il est cependant visé par une procédure d’exclusion de sa congrégation des Oblats de Marie-Immaculée (OMI).
«Nous avons entamé une procédure de renvoi canonique, car le Père Rivoire refuse obstinément d’obéir à notre ordre et de se présenter à la justice canadienne», a déclaré à la presse le Père Vincent Gruber, provincial des Oblats de Marie Immaculée de France, en marge de la visite d’une délégation d’Inuits venus soutenir une demande d’extradition déposée par Ottawa contre le religieux franco-canadien.
Le ministère français de la justice a expliqué le13 septembre, sans surprise, que la France refusait l’extradition demandée par le Canada, au motif que le pays, à l’instar de la plupart des Etats, n’extrade pas ses propres ressortissants. Les autorités françaises ont néanmoins fait savoir qu’elles répondraient aux demandes d’entraide judiciaire du Canada en vue d’interrompre le délai de prescription de l’action publique et le cas échéant de juger le Père Rivoire.
Rencontre avec les responsables religieux
La délégation des Inuits canadiens venue en France pour demander l’extradition du religieux a également été reçue par la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), Sœur Véronique Margron, et l’adjoint du responsable des Oblats de Marie-Immaculée (OMI).
Lors de cette entrevue, les Inuits «ont demandé (aux OMI) de renvoyer de l’état religieux Joannès Rivoire», a-t-elle relaté à l’AFP. Pour sa part, elle a indiqué avoir proposé que soit créée une commission d’historiens permettant d’établir les fonctionnements et dysfonctionnements qui ont pu avoir lieu au sein des Oblats, de recueillir tous les documents possibles (archives, etc.), en lien et avec l’aval de la communauté inuite.
«Ce fut une rencontre d’une grande dignité», a confié au média catholique canadien Présence information religieuse la présidente de la CORREF. «Une rencontre d’une grande douleur aussi parce qu’elle est témoin de vies percluses de douleur, de vies hantées par des crimes», dit-elle, encore émue par les témoignages entendus et les propos échangés durant deux heures. «Je n’étais pas là pour défendre quoi que ce soit, prévient-elle, mais pour être avant tout vulnérable à la tragédie vécue, à l’abîme des questions qu’ils se posent et à la colère, si légitime, qui est la leur.»
Rencontre avec le Père Rivoire
La délégation a également pu rencontrer le Père Rivoire lui-même, le 14 septembre. Mais ce dernier refuse toujours de rentrer au Canada pour répondre aux accusations portées contre lui. Kilikvak Kabloona, directrice générale de l’organisation inuite Nunavut Tunngavik Inc., s’est dite déçue de la rencontre. Elle a indiqué que Joannès Rivoire nie toujours toutes les allégations d’abus sexuels.
Qui est Joannès Rivoire ?
Né en 1930 dans le Rhône, ordonné prêtre à l’âge de 27 ans, Joannès Rivoire entre chez les Oblats et envoyé comme missionnaire dans le Grand Nord canadien. «C’était ça ou l’Afrique», explique-t-il. En 1960, il pose ses valises sur le territoire du Nunavut. Là où il partagera durant trois décennies le quotidien des Inuits.
Au début, il célèbre la messe sans comprendre un mot de ce qu’il dit, puis se met à apprendre l’inuktitut pour le parler couramment. Il enseigne le catéchisme, baptise les enfants, endosse l’habit de l’instituteur, chasse le phoque et le caribou ou s’improvise infirmier avec le matériel envoyé. «J’aidais les gens comme je pouvais», explique-t-il dans une interview accordée à la chaîne télévisée APTN News.
Joannès Rivoire a été responsable de trois paroisses, Igloolik, Naujaat et Arviat, du diocèse de Churchill–Baie d’Hudson entre 1960 et 1992. Il a œuvré sous trois évêques eux-mêmes tous des oblats.
En 1993, quand les langues se délient peu à peu, le religieux quitte le Grand Nord et rentre en France, officiellement pour soigner ses parents malades. Il ne retournera plus au Canada résidant successivement dans diverses communauté oblates puis en maison de retraite à Lyon depuis 2021.
De quoi est-il accusé ?
Dès 1992, de premières allégations d’abus arrivent aux oreilles de l’archevêque de Churchill-Baie d’Hudson. Il reçoit une lettre d’une journaliste qui lui explique avoir reçu les confidences d’une amie agressée sexuellement par le Père Rivoire lorsqu’elle était enfant. Le nom du prêtre circule et fait alors l’objet d’autres accusations dans le village. Mais l’évêque ne prévient pas les autorités. Un prêtre se rendra néanmoins sur place pour recueillir des témoignages au sujet du missionnaire. Mais à ce moment-là, l’intéressé est déjà parti.
Marius Tungilik, leader inuit, a été le premier à briser le silence, en 1991. Il affirme avoir été agressé par le missionnaire à l’âge de 12 ans en 1970. Mais il mettra 23 ans pour porter plainte. L’enquête diligentée à l’époque retient les chefs d’accusation d’«agression sexuelle» et d’«actions indécentes». Mais la police ne pourra jamais interroger le prêtre déjà retourné en France.
En 1998, la gendarmerie royale du Canada (GRC) émet un mandat d’arrêt à l’encontre du religieux pour les agressions commises dans les années 1960 et 1970 sur trois enfants inuits. Mais pendant vingt ans, il restera lettre morte. La GRC ne l’a jamais convoqué ni même cherché à entrer en contact avec lui, explique le religieux. Tant et si bien que le Canada lève le mandat d’arrêt en 2017.
Il faudra attendre septembre 2021 pour que l’affaire soit relancée. Une autre victime, une femme, dépose plainte 47 ans après les faits subis dès l’âge de 6 ans. Le 29 mars 2022, la justice canadienne émet un nouveau mandat d’arrêt à l’encontre du missionnaire et demande à la France de l’extrader.
La longue attente d’un procès
En 2022, les représentants de la communauté inuit demandent l’intervention du pape François pour convaincre Joannès Rivoire de revenir au Canada. Sa congrégation lui a également ordonné de se rendre à la justice canadienne. Mais ce dernier refuse catégoriquement. Il a toujours nié avoir touché des enfants. «Je n’a pas conscience d’avoir fait quelque chose de grave», déclarait-il à APTN.
Aujourd’hui, aucune des allégations d’abus portées à l’encontre de l’oblat n’a été jugée. Sa congrégation, assure n’avoir eu connaissance de ces accusations qu’en 2013. Après le refus de l’extradition, l’enjeu se jouera surtout autour des délais de prescription des faits.
«On est dans le temps de l’urgence. Joannès Rivoire est très âgé, ses victimes sont, elles aussi, âgées ou même décédées. On a ici un vieux monsieur qui peut mourir n’importe quand. Alors que, quand il avait 60 ou 70 ans, on avait plus de temps afin qu’il puisse répondre de ses crimes et plus de temps pour que la justice se mette en branle», déplore Sœur Véronique Margron. (cath.ch/ag/mp)