Des pèlerins sur la Place St-Pierre lisent un ouvrage de José Maria Escriva de Balaguer, fondateur de l'Opus Dei | © AP Photo/Gregorio Borgia/Keystone
Suisse

Ad charisma tuendum: l’Opus Dei a-t-elle été «dégradée»?

Le 22 juillet 2022, le pape François procédait, avec son motu proprio Ad charisma tuendum, à plusieurs changements dans les statuts de l’Opus Dei. Si certains y voient une «remise à l’ordre» de la prélature personnelle, d’autres en font, au contraire, une lecture positive.

La nécessité, pour l’Opus Dei «d’une forme de gouvernance basée davantage sur le charisme que sur l’autorité hiérarchique». Telle est l’intention au cœur de la lettre apostolique Ad charisma tuendum, publiée en plein été par le pape François sous la forme d’un motu proprio (de la propre initiative du pontife). Le document instaure comme principal changement le passage de la prélature personnelle du Dicastère pour les évêques à celui pour le clergé. Cela signifie notamment que le supérieur de «l’Oeuvre de Dieu» ne pourra plus être un évêque.

Le motu proprio oblige également l’organisation fondée en Espagne en 1928 à présenter annuellement un rapport sur ses activités, alors que cela ne lui était jusque-là demandé que tous les cinq ans.

Le «méchant» de Da Vinci Code

La publication serait sans doute passée largement inaperçue si elle n’avait pas concerné l’une des réalités les plus médiatisées du catholicisme. L’Opus Dei cristallise ainsi depuis longtemps les passions, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Eglise. Son rôle du «méchant» dans le best seller Da Vinci Code, de Dan Brown, n’a certainement rien fait pour améliorer son image d’officine de l’intégrisme catholique, bien que l’ouvrage et le film qui a en a été tiré en 2006 présentent une image largement fantaisiste de l’organisation. L’image de l’Opus Dei a aussi été marquée par la compromission de certains de ses membres avec la dictature franquiste, en Espagne, de 1957 à 1975. Même si des membres de l’Oeuvre étaient également dans l’opposition.

«Le motu proprio officialise une situation qui était déjà en place depuis longtemps»

Mariano Delgado

Le motu proprio de juillet a ainsi fait réagir des médias, en particulier ceux intéressés par les questions touchant à l’Eglise. Cela a été le cas d’El Pais, qui a consacré plusieurs articles à Ad charisma tuendum. Le quotidien madrilène de gauche a décrit la démarche du pape comme une «dégradation» de l’Opus Dei. Un éditorial affirme que le motu proprio est «un coup d’arrêt à sa prospérité discrète et constante» et que «l’institution est descendue d’un échelon dans la hiérarchie de l’Eglise catholique» en «refusant (au prélat de l’Opus Dei, ndlr) la distinction de l’office d’évêque».

Une «normalisation»

Une perception réfutée au sein de l’organisation. «A ma connaissance, aucun membre ne ressent une ‘dégradation’ suite au motu proprio du pape», assure à cath.ch Marie-Pierre Barbieri, chargée de communication pour l’Opus Dei en Suisse. «Nous ne lisons pas dans Ad charisma tuendum une quelconque critique de la part du pape».

Le professeur Mariano Delgado est un bon connaisseur de l’Opus Dei | © Raphaël Zbinden

Un avis partagé par Mariano Delgado, professeur d’histoire de l’Eglise à l’Université de Fribourg. «Pour moi, il ne s’agit pas d’une ‘dégradation’, mais plutôt d’une ‘normalisation’. Le motu proprio a clairement pour but d’adapter la structure de l’Opus Dei au nouvel organigramme de la Curie romaine.»

Le théologien d’origine espagnole relève l’importance «d’avoir un regard circonspect» sur les contenus d’El Pais concernant l’Eglise. «Le journal, très orienté à gauche, développe depuis longtemps une herméneutique de la méfiance envers l’Eglise, et plus particulièrement envers l’Opus Dei, surtout à cause de l’expérience faite sous Franco». Pour le professeur, «on ne peut pas cependant pas réduire l’Opus Dei à cet épisode historique».

Un cas particulier dans l’Eglise

Il note qu’El Pais parle lui-même d’Ad charisma tuendum comme d’un acte «plus symbolique qu’effectif». «Le fait que le prélat de l’Opus Dei ne puisse plus être un évêque ne change finalement rien, souligne Marie-Pierre Barbieri, puisque celui-ci est déjà depuis quelques années un prêtre (l’Argentin Fernando Ocariz Brana, depuis 2017)».

«Le motu proprio officialise une situation qui était déjà en place depuis longtemps, renchérit Mariano Delgado. La démarche du pape est la normalisation ecclésiastique d’un mouvement apostolique sui generis, difficile à intégrer dans la curie à cause de sa structure particulière, qui comprend à la fois des membres du clergé et des laïcs». En effet, la prélature personnelle, la seule du genre au sein de l’Eglise, inclut une association sacerdotale qui ne comprend que 2% des membres, alors que 98% sont des laïcs.

«Une décision vraiment révolutionnaire aurait été de placer l’Opus Dei dans le Dicastère pour la vie consacrée et les sociétés de vie apostolique. Cela aurait mené à ce qu’un membre laïc puisse prendre la direction de l’organisation. En fait, le motu proprio renforce sa structure sacerdotale.» La direction est ainsi laissée au clergé, même s’il est spécifié que cela doit être fait en coopération avec les laïcs.

Obéissance au pape

Mariano Delgado pense même qu’Ad charisma tuendum pourrait être le résultat d’un consensus préalable entre le pape, la Curie et l’Opus Dei. «Qu’un prêtre ait été nommé prélat déjà en 2017 (et non élevé au rang d’évêque par la suite, comme cela a été le cas pour les précédents, ndlr) est pour moi significatif du fait que la réforme était discutée depuis longtemps.» Marie-Pierre Barbieri affirme n’avoir pas d’information à ce sujet, mais considère que c’est une possibilité. «Pour nous, cela n’a pas d’importance que le prélat soit un prêtre ou un évêque, ce qui compte, c’est la volonté du pape».

«L’Opus Dei est plutôt bien intégrée dans l’Eglise»

Mariano Delgado

«L’Opus Dei est un mouvement très affirmatif sur l’obéissance à la papauté, confirme Mariano Delgado. Les membres essaient de suivre la doctrine de l’Eglise telle qu’elle se présente. Ils n’auraient pas le réflexe de remettre en cause une décision venant du pape. Même s’ils ne sont peut-être pas 100% contents avec le motu proprio, ils peuvent certainement bien vivre avec, notamment concernant le maintien de la structure cléricale».

Une organisation bien intégrée

El Pais affirme également que la nouvelle exigence d’un rapport annuel «enlève une partie de l’indépendance dont l’institution jouissait jusqu’à présent» et qu’elle «resserre le contrôle sur l’Oeuvre». Une affirmation à laquelle Mariano Delgado ne souscrit pas. «On ne peut pas dire que l’Opus Dei bénéficiait d’un privilège d’indépendance par rapport aux autres mouvements. Ces statuts spéciaux viennent principalement du fait qu’elle est un cas particulier. Et il faut rappeler que le prélat est nommé par le pape. D’une manière générale, l’Opus Dei est plutôt bien intégrée dans l’Eglise.»

Le théologien relève que toutes les organisations liées au Dicastère pour le clergé sont en fait tenues de délivrer un rapport annuel. Il ne s’agit donc là que d’une «formalité», qui ne «devrait pas poser de problème à une institution bien préparée».

François et l’Oeuvre

Les membres de l’Opus Dei ne se sentent nullement attaqués par la lettre du pape, mais plutôt encouragés, insiste Marie-Pierre Barbieri. «Le pape nous invite à nous recentrer sur notre charisme originel, qui est de porter Dieu dans notre vie quotidienne, dans notre famille, notre travail. A six ans du centième anniversaire de l’Oeuvre, c’est l’occasion de retourner à la source et de nous retrousser les manches», assure la mère de six enfants.

«Nous avons ressenti un intense enthousiasme face à l’appel du pape François à aller vers les périphéries»

Marie-Pierre Barbieri

Mariano Delgado ne pense pas non plus que le pape François ait «un manque d’affinité» avec l’Opus Dei, contrairement à ce que prétend El Pais. «Selon moi, c’est une organisation qui est perçue à Rome comme assez méritante. Après tout, l’Opus a été précurseur dans certains leitmotivs du pape François, notamment l’encouragement de tous les baptisés à la sainteté, comme l’exhorte Ad charisma tuendum. L’Opus Dei avait déjà réalisé cela avant le Concile Vatican II et la constitution Lumen Gentium, qui ont énoncé ce principe.» «Nous avons ressenti un intense enthousiasme face à l’appel du pape François à aller vers les périphéries», confirme Marie-Pierre Barbieri.

La nomination de Mgr Joseph Bonnemain comme évêque de Coire en 2021, est un signe assez éloquent que le pape François n’est pas opposé à l’organisation, remarque Mariano Delgado. «Cela a montré qu’un évêque de l’Opus Dei pouvait s’intégrer tout à fait bien au sein de l’épiscopat et adopter une ligne modérée et responsable.»

Renforcer le charisme original

La perception «négative» du motu proprio a aussi pu être influencée par les récentes mesures de Rome à l’encontre d’entités d’Eglise, telles que la dissolution du Verbe de Vie et d’autres associations de fidèles, le recadrement d’Eucharistein ou du diocèse de Fréjus-Toulon. Pour Mariano Delgado, Ad charisma tuendum peut en effet être «un petit chapitre du grand chantier de la réforme de la Curie». «Il y a certainement une volonté de renforcer l’unité de l’Eglise, notamment en évitant les structures personnalisées, assure le professeur. Mais il s’agit aussi de renforcer le charisme original des structures ecclésiastiques, et c’est surtout cela que le pape veut faire avec l’Opus Dei». (cath.ch/rz)

Des pèlerins sur la Place St-Pierre lisent un ouvrage de José Maria Escriva de Balaguer, fondateur de l'Opus Dei | © AP Photo/Gregorio Borgia/Keystone
25 août 2022 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 6  min.
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