Homélie du 17 juillet 2022 (Lc 10, 38-42)
Chanoine Roland Jaquenoud – Basilique de l’Abbaye de Saint-Maurice
Dieu, qu’on n’aime pas cet évangile ! Marthe, la pauvre Marthe ! Elle qui reçoit le Seigneur chez elle (le texte de s. Matthieu est clair : « Une femme, nommée Marthe, le reçut » Luc 10, 38), elle qui fait tout pour bien le recevoir, voici qu’elle en prend plein la figure : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. » (Lc 10, 41-42).
Pourtant, Marthe ne fait rien d’autre que ce qu’a fait Abraham dans la première lecture de cette Messe. Celui-ci, lorsqu’il voit apparaître le Seigneur sous les traits de trois hommes, court à leur rencontre, les invite à rester près de lui, se démène pour préparer un repas. N’imaginez surtout pas qu’il lui suffit d’aller au frigo pour amener sur la table un plat déjà prêt. Rien, absolument rien n’est prêt. Il faut faire la pâte avant de cuire les galettes, tuer le veau gras avant de l’apprêter. Tout le monde s’y met : Sarah, le serviteur, Abraham lui-même. On peut imaginer le branle-bas de combat. On peut imaginer aussi que les trois visiteurs sont restés un bon moment sans que leur hôte, tout occupé des préparatifs, ne soit présent pour faire avec eux la conversation ou, puisqu’il s’agit d’une apparition divine, pour les – l’écouter. Malgré cela, pas une once de reproche de la part des Trois. Simplement une parole : « Fais comme tu l’as dit. » (Gn 18, 5).
Invités à participer à la vie de Dieu, qui est relation entre trois personnes
Néanmoins, il est intéressant de voir ce que l’iconographie chrétienne a fait de cet épisode. Sans doute avez-vous en tête la célèbre icône de la Sainte Trinité peinte – ou plutôt écrite, pour utiliser le vocabulaire des iconographes – par le peintre russe Andrej Rublev. Trois anges – les trois « hommes » du texte de la Genèse – représentent chacun l’une des personnes de la Sainte Trinité. Ils sont assis autour d’une table. L’un siège sur le côté droit de la table, l’autre sur le côté gauche. L’ange du milieu se trouve derrière la table, en face de celui qui contemple l’icône. Il reste donc un côté de la table qui est vide. C’est le côté où nous nous trouvons, lorsque nous contemplons l’icône. De plus la perspective de l’image est inversée. Les traits de l’icône, au lieu de se rejoindre dans un point situé à l’intérieur tableau, ce qui se fait habituellement, partent au contraire chacun de leur côté vers l’extérieur. L’espace de l’icône se dilate, on a l’impression qu’elle nous attire vers elle, nous sommes comme happés, attirés à l’intérieur du tableau. En fait, le mouvement interne à l’icône nous invite à venir occuper la quatrième place laissée vide, au centre de la table entourée par les Trois. Nous sommes comme invités à venir participer à la conversation entre les Trois, à la relation entre les Trois, à la vie de Dieu, qui est relation entre trois personnes.
Pas de trace d’Abraham dans cette icône. On y voit un arbre – le chêne de Mambré dont nous parle la Genèse. On y voit aussi un petit bâtiment, stylisation, sans doute de la tente d’Abraham et on peut imaginer que Sara, qui ne quitte pas l’intérieur de la tente de tout l’épisode, s’y trouve. Mais Abraham n’y est nulle part. Selon le texte de la Genèse, après avoir servi le repas, il se tenait debout près d’eux – peut-être devant eux.
Abraham se trouve peut-être – sans doute – hors du tableau, à l’endroit précis où nous nous trouvons, nous qui nous tenons devant l’icône. Comme nous, il regarde les Trois, comme nous il est attiré vers les trois à l’intérieur de l’image, comme nous, il est invité à prendre place à la table des Trois, à écouter, à se rassasier de la vie divine.
Finalement, l’icône de la Trinité peinte par Andrej Rublev ne dit rien d’autre que ce que Jésus dit aujourd’hui à Marthe : « Arrête de t’agiter, viens, assieds-toi, écoute, communie ».
Ne manquons pas l’essentiel : la rencontre
Le meilleur repas ne remplace pas la présence de l’hôte : que serait une invitation si l’hôte, sous prétexte de nous bien nourrir, serait toujours absent. Le repas resterait certes très bon, mais il aurait manqué le plus important : la relation.
Alors, chers frères et sœurs, sous prétexte de travailler aux choses du Seigneur, ne manquons pas l’essentiel : la rencontre avec lui. Si Dieu nous visite, s’il franchit l’abîme qui sépare sa perfection de notre imperfection – il l’a fait en prenant notre chair, et il le fait encore aujourd’hui, chaque jour, lors de l’Eucharistie, en nous faisant communier à sa chair et à son sang – Si Dieu nous visite, c’est parce qu’il veut nous rencontrer. Ne manquons pas cette rencontre sous prétexte d’organiser un tas de choses pour le servir. Avant d’agir, apprenons à nous mettre à son écoute – apprenons aussi à nous mettre à l’écoute les uns des autres. Nous avons besoin de communion, nous avons besoin de vie intérieure, nous avons besoin de relation forte avec lui et avec les autres, sans quoi toutes nos activités se transforment en activisme vide et desséchant. En fin de compte, ce n’est pas nous qui nourrirons Dieu, c’est toujours lui qui nous nourrira. Laissons-nous un peu faire par Lui, cela nous fera tant de bien. Amen
16e dimanche du Temps ordinaire
Lectures bibliques : Genèse 18, 1-10 ; Psaume 14 ; Colossiens 1, 24-28 ; Luc 10, 38-42
Les droits de l’ensemble des contenus de ce site sont déposés à Cath-Info. Toute diffusion de texte, de son ou d’image sur quelque support que ce soit est payante. L’enregistrement dans d’autres bases de données est interdit.