Mgr Peter Okpaleke, évêque d'Ekwulobia (Nigeria), a été victime du "tribalisme" | © Vatican Media
Dossier

Le cardinal nigérian Okpaleke, un choix fort contre le tribalisme

3 juin 2022 | 15:38
par I.MEDIA
Cardinaux (139), Consistoire (87), Nigeria (235), Peter Okpaleke (10), tribalisme (8)
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Le pape François a créé la surprise en élevant à la dignité de cardinal Mgr Peter Okpaleke, un prélat nigérian au parcours hors norme. Rejeté par ses diocésains car ne faisant pas partie de la même ethnie, il a démissionné de sa charge en 2018 avant d’être mis à la tête d’un diocèse créé pour lui deux ans plus tard.

Itinéraire de cet évêque humilié par ses diocésains et finalement récompensé par le pape François, qui a fustigé à de nombreuses reprises les réflexes tribaux pouvant conduire à des génocides.

Dimanche 29 mai 2022, quand le nom de Mgr Peter Okpaleke est prononcé par le pape François depuis la fenêtre du palais apostolique du Vatican – en numéro 5 sur 21 -, bien peu de fidèles réunis place Saint-Pierre comprennent que le pontife argentin envoie alors un message très fort à l’Église au Nigeria. L’histoire de Mgr Peter Okpaleke a beau être originale, le grand public ne la connaît pas forcément. Et c’est peut-être pour cela que le pontife de 85 ans a choisi de le créer cardinal: mettre un coup de projecteur sur le fléau du tribalisme, cette forme de «xénophobie domestique» qu’il dénonce depuis son élection sur le trône de Pierre en 2013.

Vocation grâce à la pluie

Peter Ebere Okpaleke naît le 1er mars 1963 avec son frère jumeau – décédé – dans un village de l’État d’Anambra, dans le sud du Nigeria. Avec ses quatre frères et sœurs, il est élevé par sa grand-mère maternelle. Il renvoie l’origine de sa vocation à un dimanche de l’année 1972, lorsqu’il est enrôlé pour servir la messe afin de remplacer les autres enfants de chœur, absents à cause de la pluie. Ce premier service auprès de l’autel le marque.

Dix ans plus tard, il rentre au séminaire et est ordonné prêtre en 1992. Il poursuit ses études après son ordination, notamment à Rome (1999-2002), où il obtient un doctorat en droit canonique avec mention très bien à l’Université de la Sainte Croix. Il est également titulaire d’un diplôme en administration ecclésiastique. Secrétaire adjoint de l’évêque du diocèse d’Awka (1992-1995) puis administrateur financier, il est finalement chancelier du diocèse de 2002 à 2011. Alors que son évêque le nomme curé de paroisse, la vie de ce prêtre va basculer.

Fronde «xénophobe»

Le 7 décembre 2012, le pape Benoît XVI le nomme évêque d’Ahiara. Le diocèse a beau n’être qu’à une centaine de kilomètres au sud d’Awka, son diocèse d’origine, la sociologie de la région est bien différente, et les problèmes de l’évêque de 49 ans commencent.

Sitôt la nomination publiée, les diocésains – prêtres et laïcs – d’Ahiara se rebellent. En cause, disent certains: le fait que Peter Ebere Okpaleke ne soit pas incardiné dans le diocèse d’Ahiara. Une manière habile de ne pas désigner les origines ethniques du jeune prélat. Contrairement à son prédécesseur qui était de l’ethnie mbaise, majoritaire dans le diocèse, Mgr Okpaleke est issu de l’ethnie ibo – comme le cardinal nigérian Francis Arinze -, majoritaire dans le sud-est du Nigeria.

Devant la fronde, Mgr Okpaleke demande de repousser de quelques semaines la date de sa consécration épiscopale en espérant que la situation s’apaise. En vain. Il est finalement consacré en dehors du diocèse d’Ahiara, au séminaire du «Siège de la sagesse» d’Ulakwo, dans l’archidiocèse d’Owerri.

Le pape François pense à supprimer le diocèse

Les mois passent sans que la situation ne bouge malgré les interventions d’autres évêques nigérians et de Rome. C’est finalement le pape François qui prend les choses en main. Le 8 juin 2017, devant une délégation du diocèse insoumis, il compare les fidèles récalcitrants aux «vignerons assassins» de l’Évangile. Et d’assurer: «Ceux qui se sont opposés à la prise de possession de l’évêque, Mgr Okpaleke, veulent détruire l’Église».

Assurant suivre la situation depuis des années, il remercie l’évêque pour sa «sainte patience» puis présente ses intentions: «J’ai écouté et j’ai beaucoup réfléchi, notamment sur l’idée de supprimer le diocèse; mais ensuite, j’ai pensé que l’Église est mère et elle ne peut abandonner tant de fils comme vous. J’éprouve une grande douleur envers ces prêtres qui sont manipulés, sans doute également de l’étranger et hors du diocèse».

30 jours pour demander pardon

Il exige alors «que chaque prêtre ou ecclésiastique incardiné dans le diocèse d’Ahiara, […] écrive une lettre à [son] intention, dans laquelle il demande pardon; tous doivent écrire individuellement et personnellement». Ils ont 30 jours pour renouveler leur obéissance au pape et accepter leur évêque. «Qui ne le fera pas ipso facto sera suspendu a divinis et perdra sa charge», prévient-il, arguant que le scandale n’a que trop duré.

La charge est lourde. Et pourtant, la situation ne va pas changer. Selon l’agence Fides, 200 prêtres écrivent individuellement au pape et lui manifestent obéissance et fidélité. Mais certains soulignent dans leur missive leur difficulté à pouvoir collaborer avec Mgr Okpaleke après des années de conflit. Sur place, quelques jours après le sermon du pape, une manifestation rassemblant près de 3’000 personnes est organisée devant la cathédrale d’Ahiara pour rejeter une nouvelle fois l’évêque.

Une situation qui «menace le Salut des âmes»

Devant la paralysie, «l’évêque sans diocèse» finit par remettre sa lettre de démission au pontife argentin début 2018. «Malheureusement, la situation dans le diocèse d’Ahiara, à ma connaissance, ne s’est pas améliorée. Plus important encore, cela a menacé ma vie spirituelle», écrit-il. Convaincu que le fait de rester évêque d’Ahiara «n’est plus bénéfique pour l’Église», le prélat juge qu’il est temps de se retirer. «Exercer le ministère dans un diocèse où les prêtres qui sont censés être mes collaborateurs immédiats et les plus proches, mes frères, mes amis et mes fils, sont en guerre les uns contre les autres, contre les laïcs et contre moi, leur principal berger, serait désastreux et menacerait le salut des âmes – y compris ma propre âme».

Une démission que Mgr Okpaleke considère comme la seule option appropriée pour faciliter la ré-évangélisation des fidèles du diocèse, en particulier des prêtres. Il précise d’ailleurs au pape que lui et la Curie peuvent désormais dénombrer «les prêtres qui ont réellement affirmé leur loyauté envers le Saint-Père et ceux qui ont décidé de se retirer de l’Église catholique par désobéissance». Et le pape François accepte finalement sa démission le 19 février 2018.

Diocèse sur mesure

Deux années passent avant que le nom de Mgr Okpaleke ne revienne sur le devant de la scène. Le 5 mars 2020, il est nommé évêque d’Ekwulobia, un diocèse spécialement découpé pour l’évêque de 57 ans. Le Nigérian est installé dans sa cathédrale le 29 avril suivant. Il prend alors les rênes d’un diocèse d’un million d’habitants (61% de catholiques) et qui compte 250 prêtres.

Lorsque, le 29 mai dernier, le pape dévoile à Rome la liste des nouveaux cardinaux, l’évêque nigérian sort à peine d’une messe durant laquelle il a donné le sacrement de confirmation à 138 fidèles. Quand il apprend la nouvelle, il pense alors à une blague de son secrétaire, avant de réaliser le geste du pape. À Vatican News, le cardinal désigné raconte que ses années difficiles lui ont permis de toucher la paix de Dieu; une paix qu’il tire de sa relation toute particulière avec la Vierge Marie et Jésus Eucharistie; et puis aussi de l’Esprit Saint, à qui l’évêque a dédié sa devise épiscopale: «Veni sancte Spiritus».

Un pape vent debout contre le tribalisme

Si le pape François a certainement été touché par l’épreuve personnelle endurée par l’évêque nigérian, il a sans doute aussi voulu, par cette nomination, mettre une nouvelle fois le doigt sur le tribalisme, un fléau qui afflige l’Afrique. Interrogé sur cette question lors du vol qui le ramenait de son voyage en 2019 au Mozambique, à Madagascar et à Maurice, le pape François avait été très clair sur ce «problème culturel» que le continent doit résoudre.

«Nous avons commémoré le 25e anniversaire de la tragédie du Rwanda il y a peu de temps: c’est un effet du tribalisme», avait-il insisté, se rappelant par ailleurs son voyage au Kenya quatre ans plus tôt.  «Je me souviens au Kenya, au stade, j’ai demandé à tous de se lever et de se donner la main et de dire ›non au tribalisme, non au tribalisme!’». Désormais, le cardinal désigné Okpaleke sera un symbole de ce combat contre le tribalisme qui s’intègre dans les appels inlassables du pape François à la fraternité et qui demeure un défi complexe au sein même de l’Église. (cath.ch/imedia/hl/rz)

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