Pourquoi les chrétiens ont-ils tant tardé à lutter contre l’esclavage?
Pourquoi le christianisme, fondé sur l’amour du prochain, a-t-il tant tardé à défendre l’abolition de l’esclavage? Dans son dernier ouvrage Christianisme et esclavage, l’historien français Olivier Grenouilleau, offre un nouvel éclairage sur cette vaste question.
Propos recueillis par Guilherme Ringuenet pour cath.ch
Dans l’introduction de votre livre, vous relatez que le rapport entre l’Eglise et l’esclavage a été le sujet le plus difficile à résoudre que vous ayez traité. Pourquoi?
Olivier Grenouilleau: Ce sujet était extrêmement complexe. Du fait de son immensité sur près de 2’000 ans et plusieurs continents, et de la prédominance de discours manichéens hypercritiques ou quasi-apologétiques établis à partir de citations décontextualisées. Par ailleurs, on peut étudier les doctrines, mais comment sonder les âmes? Pour autant, l’angle d’approche est comparable à celui de mes autres livres: une histoire globale, compréhensible, fondée sur l’étude et la confrontation de sources étudiées dans leur entièreté.
L’apôtre Paul met en avant dans ses lettres, que ce n’est pas tant la condition de l’esclave qui compte, mais celles de tous les hommes, esclaves du péché…
«Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme» dit Paul (Galates), qui demande à Philémon d’accueillir son esclave Onésime comme un frère dans la chair et le Seigneur. Dans la 1ere Épitre aux Corinthiens, le même Paul dit qu’il faut rester dans la condition où l’on se trouvait en entendant l’appel du Seigneur, et demeurer esclave si cela était le cas. Il n’y a pas là de contradiction. Le message christique ne nie pas les différences sociales ou de statut. Il entend les transcender par le baptême qui confère une méta-identité. Dans Romains Paul indique que les hommes sont esclaves du péché. Mais qu’ils peuvent choisir librement de se faire esclaves de Dieu et, ce faisant, d’accéder à la seule vraie liberté, dans l’au-delà. Son message, à un moment où l’on pense encore la fin du monde proche, est principalement de nature sotériologique. Sur terre, maîtres et esclaves sont comme des compagnons de route qui s’éprouvent mutuellement: les premiers doivent réfréner leurs passions, les seconds obéir avec respect.
La première grande dénonciation de l’esclavage est celle de Grégoire de Nysse qui au IVe siècle avance la naturalité de la liberté humaine. Que reproche-t-il à l’esclavage?
Dans ses Homélies sur l’Ecclésiaste, il s’intéresse à l’esclavage des corps et pas seulement à celui de l’âme. Il indique que réduire en esclavage un autre homme revient à conduire Dieu au marché. Il souligne que même Dieu ne peut revenir sur le principe de la naturalité de la liberté humaine dérivant du fait qu’il a fait l’homme à son image. Ceci dit, ce passage s’insère dans un texte plus large consacré aux vices, le premier étant l’amour de l’argent. Il en appelle aux consciences. Seul l’État peut légiférer.
Le Moyen-Âge connait de grands débats conciliaires sur l’esclavage entre coreligionnaires, qu’ils soient étrangers ou hérétiques. À quel moment prend fin l’esclavage entre chrétiens.
Guère avant la fin du XVe siècle, 1’500 ans après Paul. Jusque-là, par exemple, les «Bulgares», «Grecs» ou autres «Slaves» pouvaient fournir des esclaves aux pays catholiques. Le temps long permet de voir se dessiner un phénomène: la rencontre des identités politiques et religieuses créé un espace de liberté. Du VIe au XIIe siècle, on devient peu à libre en son royaume en Europe occidentale, car des chrétiens sont dirigés par des princes chrétiens. C’est pour cette raison que le pape s’oppose, en 1435, à l’esclavage des Canariens, que cesse l’esclavage entre chrétiens, et que Paul III et Charles Quint mettent officiellement fin à l’esclavage des Indiens dans l’Amérique espagnole, entre 1537 et 1542.
Quelle place occupe le souci de l’évangélisation des Amérindiens dans l’abolition de l’esclavage au XVIe siècle?
Pour le pape, il est premier: l’esclavage empêche l’évangélisation véritable, laquelle ne peut se faire par la contrainte. Pour le pouvoir espagnol, les Indiens sont des sujets devenant chrétiens de princes chrétiens. Cela n’empêche pas la poursuite, à leur encontre, de nombreuses exactions. Mais ils deviennent libres en droit.
Les origines de la traite négrière de l’Atlantique sont catholiques. Son expansion et sa dynamique sont protestantes. Encore aujourd’hui l’abolition de l’esclavage est mise sous le compte du protestantisme. Est-ce si simple que cela?
Les Pères de la Réforme se désintéressent de l’esclavage américain, et Luther insiste sur le caractère sacré de l’ordre institué sur terre. En Amérique, désireux de ne pas heurter les planteurs, freinant ainsi l’évangélisation de leurs esclaves, des pasteurs mettent en avant l’idée d’une sorte d’«esclavage chrétien».
En lutte contre les puissances catholiques, l’Angleterre et les Provinces-Unies s’engouffrent dans l’Atlantique colonial et esclavagiste. On ne trouve pas dans le monde réformé d’équivalent au débat qui, durant un siècle, agite l’espace ibérique à propos de la légitimité ou non de la traite et de l’esclavage américain.
Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle, que le Réveil protestant joue un rôle essentiel dans la structuration de l’abolitionnisme occidental, et que l’Angleterre se met à la tête de ce combat. Des catholiques aussi se mobilisent, de manière moins organisée, avant que le pape ne condamne officiellement la traite et l’esclavage, en 1839, et que Léon XIII ne relance le mouvement, en 1888.
Pourrait-on dire que le christianisme évolue dans une ›zone grise’ quand il s’agit de l’esclavage et qu’il lui faut du temps avant d’en sortir ?
Des théologiens, durant des siècles, débattent de l’esclavage sous ses formes diverses, sans cesse recombinées. Les Églises, par-delà les confessions, se positionnent sur ce sujet, plus ou moins facilement. Des chrétiens, en éclaireurs, alertent et militent. Il y a, au-delà de tout cela, la capacité ou non de se faire entendre par les États, seuls en mesure de mettre concrètement un terme à l’esclavage. Ce qui, par étapes, s’effectue.
Olivier Grenouilleau: Christianisme et esclavage, Paris 2021, Gallimard
Olivier Grenouilleau
Né le 20 avril 1962 à Rumilly en Haute-Savoie, Olivier Grenouilleau grandit à Nantes. D’abord professeur au collège puis au lycée, il rédige une thèse d’histoire en 1994 sur le milieu négrier nantais. Olivier Grenouilleau est actuellement directeur de recherches au centre Roland Mousnier à la Sorbonne à Paris. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’esclavage.