«Il faut nous défaire de l'idée que nous devons évangéliser»
Le 12 février 2022, Mgr Jean-Paul Vesco est devenu le nouvel archevêque d’Alger. A quelques jours de cet événement, il nous parle de la situation des catholiques en Algérie, davantage appelés à faire signe qu’à faire nombre. Et développe sa vision de la fraternité.
Laurence D’Hondt/Dimanche
Jean-Paul Vesco a reçu la consécration épiscopale en janvier 2013, faisant de lui le nouvel évêque d’Oran. Depuis, l’homme s’est parfois senti isolé dans un pays où le prosélytisme est interdit et le nombre de fidèles réduit. Selon l’ONG Portes Ouvertes, ils ne seraient que 6’000 catholiques dans un pays qui compte 98,2% de musulmans. Les catholiques en Algérie sont essentiellement des étudiants ou migrants africains et quelques expatriés. A la question si souvent posée, «que faites-vous ici?», il apporte une réponse que lui inspire le pape François.
En ce mois de février, vous devenez archevêque d’Alger. Quel est le sens que vous voulez donner à votre nouvelle fonction?
Mgr Jean-Paul Vesco: Je serai archevêque d’Alger comme j’ai été évêque d’Oran. L’Église en Algérie vit sur une fracture entre deux mondes et cela participe à sa difficulté d’être là. Lors du voyage du pape François en Irak où il a rencontré l’Ayatollah Ali el-Sistani, la plus haute autorité chiite musulmane du pays, le pape a eu ces paroles: «Très souvent, il faut prendre des risques pour faire le pas de la fraternité. Il y a des critiques, on dit que le Pape est inconscient, qu’il fait des pas à l’encontre de la doctrine catholique…».
Ces paroles du pape François expriment très exactement ce que je vis et ressens: nous sommes d’abord des frères humains. Il a osé prendre le risque d’affirmer une fraternité humaine, au-delà des appartenances religieuses. Il montre ainsi que l’évangélisation se fait dans la fraternité et non dans la conversion. C’est révolutionnaire! Il affirme en quelque sorte que le baptême n’est pas la condition du salut.
«Le problème n’est pas d’être peu nombreux; le problème serait de devenir ›insignifiant’.»
Est-ce la réponse que vous apportez à votre rôle dans un pays musulman où la conversion n’est plus l’objectif…
Du fait de sa situation en terre musulmane, notre Église est sans cesse interrogée sur les raisons de sa présence. Pourquoi l’Église est-elle présente ici, dans un pays quasiment sans chrétien? Le 31 mars 2019, assis dans la cathédrale de Rabat, le pape François a rappelé que notre mission de baptisés n’était pas déterminée par l’espace que nous occupions, mais par la capacité que l’on a de susciter changement et compassion, par la manière dont nous vivons comme disciples de Jésus. Ainsi que l’a rappelé le pape Jean Paul II, «on ne demande pas à un signe de faire nombre». En d’autres termes, le nombre n’est pas l’indicateur de la fécondité d’une présence. Ou, pour le dire autrement, le problème n’est pas d’être peu nombreux; le problème serait de devenir ›insignifiant’.
Vous faites la distinction entre une Église confessante et une Église prosélyte. Pouvez-vous nous l’expliquer?
Nous sommes là, à la suite du Christ. Nous sommes confessants parce que nous ne cachons pas qui nous sommes: nous confessons l’existence de notre présence, dédiée en grande partie au service des autres. Mais, je tiens à souligner cette différence: nous ne sommes pas une ONG et nous n’avons pas d’action politique militante. Notre service aux autres se fait au nom de Dieu.
Dans votre lettre «Construire une fraternité», qui accompagne votre prise de fonction, vous soulignez que la fraternité n’est pas en soi, un rempart contre la violence. Elle peut même en être le creuset, comme nous le rappelle le meurtre d’Abel par Caïn…
La fraternité est une valeur humaine, viscérale. En terre musulmane, le mot frère a une acception précise: elle désigne l’appartenance à une même communauté culturelle et religieuse. C’est un terme qui a une dimension très communautaire. Ceux d’entre nous qui ont fait le choix de l’Algérie depuis des décennies savent bien que la force et la difficulté de leur témoignage dans ce pays réside dans le fait, tout à la fois, d’en être et de ne pas en être.
De même, les chrétiens natifs d’Algérie, s’ils ne vivent pas le même décalage culturel, font eux aussi la douloureuse expérience de la distance, y compris parfois avec leurs plus proches. Dans la discrétion, l’humilité et la compréhension, il leur faut redoubler de fraternité et résister à la tentation de se mettre à part. Si la fraternité humaine a besoin de limites, d’un «nous», pour exister, il me semble qu’elle doit aussi viser à son dépassement sauf à se condamner à l’enfermement.
«La fraternité est une valeur humaine, viscérale. En terre musulmane, le mot frère a une acception précise: elle désigne l’appartenance à une même communauté culturelle et religieuse.»
Le défi pour nous est d’être à la fois frère de son frère et frère de tous les hommes. Tout l’enjeu de la fraternité me semble être de dépasser les limites dont la fraternité a en même temps besoin. C’est le passage nécessaire d’une fraternité reçue à une fraternité choisie. Cela est vrai aussi pour le chrétien: un bon chrétien qui n’est jamais sorti de sa communauté n’est pas chrétien pleinement.
L’Église protestante d’Algérie est en expansion. Elle s’ancre en Kabylie et se trouve dans une dynamique différente de la vôtre. Quelles sont vos relations avec cette Église?
Elles sont bonnes. Les Églises évangéliques répondent davantage à un schéma de pensée que l’on trouve dans la religion musulmane. Là où nous affirmons l’existence d’une fraternité universelle, les Églises évangéliques mettent en avant l’entrée dans une communauté à travers le baptême. En outre, les Églises protestantes ne sont pas considérées comme étrangères, puisqu’elles sont constituées essentiellement d’Algériens convertis. Nous sommes en quelque sorte plus «acculturés». Mais toutes les histoires de rencontre avec le Christ sont bouleversantes. Les Églises protestantes ne sont pas nos concurrentes. Elles ont aussi leur part de vérité qui peut-être nous échappe.
Concrètement, comment s’organise la vie chrétienne en Algérie?
Notre taille est modeste et aucun des prêtres ne consacre la totalité de son temps au service de la communauté chrétienne. C’est une chance qui nous est ainsi donnée de pouvoir vivre davantage une fraternité et une co-responsabilité qui ne fait pas trop cas de la distinction clercs-laïcs et permet à un étudiant venu d’Afrique de s’entretenir longtemps avec un évêque.
L’arrivée, depuis une vingtaine d’années, d’étudiants et de personnes en migration a pu faire craindre un recentrement pastoral sur la communauté chrétienne au détriment de la relation avec le monde algérien. Non seulement cela n’a pas été le cas, mais nos frères et sœurs étudiants ou en migration sont des acteurs privilégiés de la construction de la fraternité, une fraternité que nous vivons essentiellement avec les habitants de ce pays.
«Nous ne pouvons pas donner notre témoignage sans nos partenaires algériens musulmans.»
Vos activités sont essentiellement orientées vers le monde musulman qui vous entoure. Vous soignez, venez en aide, assistez vos voisins musulmans… Comment cela se passe-t-il?
Nous rencontrons quotidiennement des personnes qui nous disent connaître notre religion et savoir pourquoi elle n’est pas un véritable chemin vers Dieu. Il est difficile d’entendre ces discours avec le Coran comme argument irréfutable. En retour, méfions-nous de nous chaque fois que nous sommes tentés de porter un regard négatif sur l’islam. Il faut parvenir à nous défaire de l’idée que nous devons évangéliser, faire accéder les autres à notre vérité et accepter simultanément qu’il est peut-être aussi, dans l’islam, une part de vérité qui nous échappe.
D’autant que la majorité de vos partenaires sont musulmans…
Nous ne pouvons pas donner notre témoignage sans nos partenaires algériens musulmans. Ce sont les personnes qui portent avec nous la responsabilité de l’animation de nos centres, de nos activités, et même de notre vie ecclésiale. Ce sont tous les formateurs et formatrices, les femmes qui participent aux activités des ateliers d’artisanat, les étudiants qui travaillent dans nos bibliothèques, les parents des enfants qui nous sont confiés, les responsables d’associations avec lesquelles nous travaillons.
Peut-être doivent-ils braver des regards réprobateurs quand ils franchissent les portes de nos centres, quand ils nous confient leurs enfants pour des activités. Et pour cela, il leur faut aussi, comme nous, faire un grand saut dans la confiance et risquer la fraternité en actes. (cath.ch/cathobel/ldh/bh)
Bio express
Né le 10 mars 1962 à Lyon, Mgr Jean-Paul Vesco a d’abord exercé en tant qu’avocat d’affaires à Paris entre 1989 et 1995. Il entre ensuite chez les dominicains. Après une licence canonique en théologie de la Faculté catholique de Lyon, il est ordonné prêtre le 24 juin 2001.
Il s’installe ensuite en Algérie à Tlemcen (diocèse d’Oran) afin de refonder une présence dominicaine, six ans après l’assassinat de Mgr Pierre Claverie. En 2005, il est nommé vicaire général du diocèse. En décembre 2010, élu prieur provincial des dominicains de France, il revient à Paris. Le 1er décembre 2012, Benoît XVI le nomme évêque d’Oran. Le 27 décembre 2021, le pape François le nomme archevêque d’Alger.
Prosélytisme interdit
Selon l’organisation non gouvernementale Portes Ouvertes qui établit chaque année l’Index mondial des Chrétiens persécutés, l’Algérie, qui compte 98,2% de musulmans, est un des pays appartenant au monde arabo-musulman qui connaît le plus grand nombre de conversions. Une spécificité qui plonge ses racines en Kabylie, la vaste région d’Algérie de langue et de culture berbère.
Ce «réveil» chrétien en Kabylie remonte au début des années 1980. Les conversions ont commencé à se multiplier à l’occasion d’un épisode de guérison spectaculaire. La communauté est aujourd’hui organisée sous l’égide de l’Association de l’Eglise protestante d’Algérie (EPA). Mais après une période de liberté, l’étau a commencé à se resserrer sur ces convertis qui sont tous issus de famille musulmane. A cet égard, l’ordonnance du 28 février 2006 a constitué un tournant: en régulant la foi des non musulmans, elle a condamné tout prosélytisme qui serait de nature à ébranler la foi musulmane. Cette ordonnance empêche désormais la distribution de tout matériel appartenant à la foi chrétienne, telle l’Evangile ou même la Bible. Sur les 46 Églises membres de l’EPA, 16 sont aujourd’hui fermées par le gouvernement, y compris la grande Eglise Full Gospel Church de Tizi Ouzou, depuis octobre 2019. LDH