330'000 victimes d’abus: la méthode de la Ciase questionnée
La querelle d’experts continue concernant les chiffres du Rapport Sauvé. Une contre-expertise de l’Insee questionne notamment la méthode statistique utilisée par la Ciase, à l’origine des 330’000 cas estimés d’abus sexuels dans l’Eglise.
Le 5 octobre, le chiffre a sidéré la France: le Rapport Sauvé, du nom du président de la Commission indépendant sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), estimait que 330’000 personnes avaient été victimes d’abus sexuels dans un cadre ecclésial, en France, depuis les années 1950.
Les conclusions du document, notamment l’ampleur effarante du fléau, ainsi que sa qualification de «systémique», ont provoqué des interrogations dans certains milieux de l’Eglise. Huit membres de l’Académie catholique, qui regroupe des intellectuels catholiques de tous bords, ont récusé certains points du Rapport. La démarche a provoqué la démission, le 25 novembre 2021, de nombreux membres de l’Académie.
Un rapport à «fiabiliser»
Une querelle, principalement d’experts statistiques, s’est engagée par la suite. Pour démontrer la fiabilité du document, la Ciase a commandé une contre-expertise auprès de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Les deux études techniques sur le sondage ayant conduit à l’estimation des 330’000 victimes ont été présentées par Jean-Marc Sauvé le 9 février 2022, accompagnées d’une Réponse à l’Académie catholique de 53 pages, ainsi que d’une Synthèse. Un exercice, à la suite duquel il ne resterait «rien» des critiques de l’Académie catholique, selon l’ancien président du Conseil d’Etat.
Le journal Le Figaro souligne toutefois que le procédé statistique de la Ciase est qualifié de «fragile» par la contre-expertise de l’INSEE. Le rapport, signé par cinq inspecteurs généraux de l’Institut, questionne le nombre des 330’000 victimes et appelle à la réalisation de nouveaux sondages, selon d’autres méthodes, pour «fiabiliser» cette estimation.
Les experts relèvent d’abord la différence considérable entre ce nombre de victimes et deux autres, contenus dans le même Rapport Sauvé. Un travail de l’École pratique des hautes études (EPHE), fondé sur les archives ecclésiastiques et judiciaires, concluait à 4’832 victimes. Et un appel à témoins, lancé par la Ciase depuis 2018, recensait 2’738 victimes.
Le problème de «l’échantillon»
Les statisticiens de l’INSEE ne mettent pas en cause l’extrapolation qui a conduit au résultat de 330’000, ni la vérification de la cohérence globale des résultats réalisée en comparant d’autres enquêtes sur les violences sexuelles menées par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Ils interrogent, en revanche, la pertinence de «l’échantillon» de population qui a servi de base à l’extrapolation.
L’utilisation de la méthode «Access Panel», choisie par l’Inserm et l’Institut d’études opinion et marketing en France et à l’international (Ifop) pour «sélectionner les enquêtés» serait en cause. «Access Panel» désigne des personnes payées modestement mais régulièrement par des instituts de sondage pour répondre fréquemment à des enquêtes en ligne. Des «sondés professionnels», en quelque sorte. Ce qui ferait, selon l’INSEE, «subsister un risque de biais d’estimation inhérent à la méthode elle-même» mais «sans qu’il soit possible d’en déterminer l’ampleur».
«Défaut de couverture»
«Quoique fragiles, les ordres de grandeur mesurés dans l’enquête pour les violences sexuelles dans l’Église semblent plausibles», admettent néanmoins les experts. Ils estiment que «pour fiabiliser les estimations, il serait néanmoins souhaitable dans l’avenir que ces résultats soient confirmés par d’autres enquêtes recourant à des échantillons aléatoires». Car l’enquête Inserm «ne couvre pas l’intégralité de la population sur laquelle les estimations sont supposées porter». On parle ici d’un «défaut de couverture». Rien ne peut garantir que «l’Access Panel» ne présente pas de «structure déséquilibrée» quant à «la probabilité d’être abusé» chez les personnes interrogées.
Un manque de transparence?
L’INSEE déplore en outre la sous-traitance des sondages à des sociétés qui refusent la transparence sur la structure de leurs échantillons de sondés.
Une autre source de «biais» potentiel soulevée par l’équipe d’experts est le taux «très fort» de non-réponse au sondage qui a servi à l’étude de la Ciase, ce qui en ferait un «échantillonnage non contrôlé».
C’est en effet à partir de seulement 171 réponses recueillies par internet, sur 28’010 sondés, et sur la seule foi des déclarants affirmant avoir été agressés sexuellement depuis soixante-dix ans, que l’Inserm a obtenu l’estimation des 330’000 victimes. Pour y parvenir, l’Institut a multiplié 171 par la population française de plus de 18 ans (en 2020), puis divisé ce nombre par les 28’010 sondés. Ainsi, selon l’INSEE, «on ne peut pas assurer qu’il n’existe pas un biais significatif affectant ces estimations.» (cath.ch/lefigaro/arch/rz)