Les catholiques d’Ukraine dans l’angoisse de la menace russe
Une profonde inquiétude règne chez les catholiques en Ukraine face à une possible invasion par les troupes russes. Les tensions géopolitiques se reflètent à l’intérieur du pays aussi sous la forme d’une discorde interconfessionnelle.
Moscou masse depuis quelque mois des dizaines de milliers de soldats à la frontière avec l’Ukraine. Le ton ne cesse de monter du côté de l’OTAN, Etats-Unis en tête, menaçant le Kremlin de représailles très sévères en cas d’incursion. Malgré les pourparlers qui se déroulent depuis quelque temps à Genève, entre la Russie et les Etats-Unis, les risques d’une guerre à grande échelle sont toujours bien présents.
Peurs d’une escalade
En Ukraine, les autorités prennent garde de ne pas alarmer la population. Pourtant, en coulisses, l’inquiétude est profonde, notamment parmi les communautés catholiques éparpillées dans le pays, note Jonathan Luxmoore, correspondant du National Catholic Reporter (NCR) en Europe de l’Est, le 12 janvier 2022.
«Ce conflit a laissé tant de dégâts dans les cœurs des gens.»
Mgr Jan Sobilo
Les gens sont pourtant habitués à ces manœuvres russes, assure Mgr Jan Sobilo, évêque auxiliaire du diocèse latin de Kharkiv-Zaporizhia, à l’est de l’Ukraine. Il avait déjà été question d’invasions au printemps, en été, en automne ou en hiver. «Mais cette fois, les habitants ont très peur d’une véritable escalade», avertit le prélat.
Il note le grand nombre de mariages mixtes ukraino-russes dans sa région, proche de la frontière avec le grand voisin. La ligne de front traverse donc les familles. «Et nos paroissiens prient pour la paix et le retour à la situation d’avant, quand nous pouvions rendre visite à nos proches de chaque côté de la frontière», souligne Mgr Sobilo.
Le grand dessein russe
De nombreux Ukrainiens pensent que la Russie n’a jamais accepté l’indépendance du pays, en 1991, après sept décennies de domination soviétique, et qu’elle est désormais déterminée à maintenir leur pays divisé et instable.
Certains estiment que Moscou tente de reconstruire sa sphère d’influence. L’envoi récent de troupes russes pour soutenir le gouvernement en difficulté du Kazakhstan ne serait que le dernier signe du grand dessein hégémonique du Kremlin.
Mais ce sont les gens ordinaires qui, comme toujours, paient le prix le plus lourd de ces soubresauts géopolitiques, note l’évêque auxiliaire de Kharkiv-Zaporizhia. «Ce conflit, qui en est maintenant à sa huitième année, a laissé tant de dégâts dans le cœur des gens». Les personnes ayant des familles et des moyens suffisants sont déjà partis vers l’ouest de l’Ukraine, la Pologne ou au-delà, par crainte d’une invasion, tandis que d’autres sont partis en Russie.
Funérailles communes
Ayant soutenu l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine dès le début, l’Église catholique y est profondément impliquée. Malgré l’aide fournie par la Caritas locale au Donbass, tenu par les séparatistes pro-russes, les prêtres catholiques se sont vu interdire l’accès à la région au profit du clergé de l’Église orthodoxe liée à Moscou.
Un certain degré d’entente oecuménique existe cependant sur le terrain. Il est notamment rendu nécessaire par le fait que les forces armées régulières ukrainiennes sont composées de soldats de diverses confessions. Mgr Sobilo organise ainsi, depuis le début du conflit séparatiste en 2014, des funérailles communes avec les responsables orthodoxes, protestants et musulmans.
Développement catholique
De nombreuses paroisses catholiques se trouveraient en fait sur la trajectoire directe d’éventuelles troupes d’invasion russes, notamment autour de villes stratégiques comme Kharkiv ou Odessa.
«Si le pape vient, nous espérons qu’il pourra encourager le retour à la stabilité.»
Anatoliy Kozak
Le clergé local ne cède cependant pas à la panique. «Même si certains ont très peur des manœuvres russes, cette fois-ci, elles ont aussi bien d’autres problèmes à régler», relativise le Père Anatoliy Kozak, recteur de la paroisse Saint-Antoine de Padoue à Kherson, près de la frontière avec la Crimée. Depuis l’indépendance de l’Ukraine, le diocèse d’Odessa-Simferopol auquel appartient la paroisse s’est rapidement développé. Il compte aujourd’hui plus de 70 prêtres, contre un seul il y a trente ans.
Les gréco-catholiques au front pour l’indépendance
De son côté, l’Eglise gréco-catholique d’Ukraine, de rite byzantin mais fidèle à Rome, a lancé des appels répétés à la paix. Elle est cependant aussi une farouche partisane de l’indépendance.
Le 1er décembre 2021, l’archevêque majeur gréco-catholique du pays, Mgr Sviatoslav Shevchuk, a déclaré lors d’un forum international sur la sécurité que l’Ukraine se battait pour son avenir. «Malheureusement, la rhétorique du nord (de Moscou, ndlr.) nous enjoint à retourner à l’Union soviétique – mais nous nous efforçons d’avancer vers une communauté libre d’États, une famille européenne de nations (…) il n’y a pas de retour en arrière possible pour nous», a-t-il averti.
Tensions interconfessionnelles
L’Eglise catholique, qu’elle soit grecque ou latine, est toutefois minoritaire en Ukraine, où environ 70% des 44 millions d’habitants sont d’obédience orthodoxe. Les orthodoxes sont actuellement divisés entre l’Église placée sous la juridiction du patriarcat de Moscou et une nouvelle Église orthodoxe indépendante autocéphale d’Ukraine créée en 2019, et qui s’est placée sous l’égide du patriarche œcuménique de Constantinople Bartholomée Ier.
L’Église orthodoxe russe a rompu ses liens avec Bartholomée après qu’il ait reconnu la nouvelle structure ecclésiale, ainsi qu’avec les Églises orthodoxes de Grèce, de Chypre et le patriarcat d’Alexandrie, pour la même raison.
Le patriarcat de Moscou accuse les autorités ukrainiennes de s’emparer de ses lieux de culte et de faire pression sur ses communautés pour qu’elles désertent en faveur de la nouvelle Eglise ukrainienne. Des échauffourées ont eu lieu dans plusieurs endroits d’Ukraine dans ce contexte.
«Les diplomates russes feront tout pour empêcher une visite papale en Ukraine.»
Andriy Yurash
Certains espèrent que les tensions interconfessionnelles pourront être apaisées dans le cadre d’une possible rencontre, évoquée depuis fin 2021, entre le pape François et Cyrille Ier, le patriarche de Moscou. Ils ont été les premiers dirigeants de leurs Eglises respectives à se rencontrer, à Cuba en février 2016. Début janvier 2022, le nouvel ambassadeur d’Ukraine au Vatican, Andriy Yurash, a confirmé que François espérait discuter de son pays lors d’une éventuelle deuxième rencontre avec le dignitaire orthodoxe, qui pourrait avoir lieu après Pâques.
François en Ukraine?
La possibilité d’une visite du pontife en Ukraine a également été soulevée. Le clergé catholique local l’appelle en tout cas de ses vœux. «Une telle visite dépendrait de nombreux facteurs – mais on nous a demandé de prier pour qu’elle soit encore possible cette année, en réunissant Russes et Ukrainiens», assure Mgr Sobilo au NCR.
«Si le pape vient, nous espérons qu’il pourra encourager le retour à la stabilité, au calme et aux liens de bon voisinage», affirme de son côté le Père Kozak.
Un voyage aussi ardemment souhaité par les gréco-catholiques. Mgr Shevchuk a réactivé, en novembre 2021 lors de sa visite à Rome, l’invitation au pape à se rendre en Ukraine.
Andriy Yurash se montre cependant sceptique quant à cette éventualité. «Les diplomates russes feront tout pour empêcher une visite papale en Ukraine».
Plus optimiste, Mgr Sobilo voit même le pape se rendre dans les régions de conflit. «Si le Saint-Père pouvait atteindre les zones proches de la ligne de front, il pourrait reconstruire, par la prière et sa présence, un pont détruit en 2014. Il contribuerait ainsi à exorciser et à expulser les mauvais esprits qui frappent notre vie spirituelle depuis si longtemps.» (cath.ch/ncr/arch/ag/rz)