Tabac: éviter «la société clean», mais protéger les jeunes
Le peuple suisse votera le 13 février 2022 sur une restriction de la publicité pour le tabac visant les enfants et les jeunes. Thierry Collaud, professeur de théologie morale à l’Université de Fribourg et médecin, donne ses réflexions à ce sujet.
Les initiants demandent que la publicité pour le tabac ou la cigarette électronique soit interdite là où des enfants ou des adolescents peuvent la voir, par exemple dans la presse, sur des affiches, sur internet, au cinéma, dans les kiosques ou lors de manifestations.
La cigarette doit-elle donc finir sur le bûcher? Thierry Collaud jauge, en sa double qualité de médecin et d’éthicien chrétien, la pertinence de l’initiative et le rapport de l’être humain au tabac.
Pensez-vous que l’interdiction de la publicité pour le tabac à destination des jeunes et des enfants pourrait être efficace pour freiner le tabagisme?
Thierry Collaud: Il s’agit d’une mesure qui a effectivement une efficacité reconnue. Le tabagisme est une consommation reposant sur une addiction. D’autre part, ses effets néfastes sont cumulatifs. Plus vous fumez longtemps plus les risques pour la santé sont élevés. Il est donc important de tout faire pour qu’une telle addiction ne se mette pas en place au plus jeune âge. Le fait que les cigarettiers ciblent les jeunes est en soi une preuve de l’efficacité de la publicité et a contrario de l’utilité de sa régulation.
Les opposants à l’initiative mettent notamment en avant les pertes économiques. Sur un plan éthique/moral, comment évaluer le poids de ces deux facteurs que sont la santé et l’économie?
Si l’on considère la question globalement, les deux sont liés. On le voit abondamment dans la crise du COVID, qui nous a montré que si nous mettons à juste titre la priorité sur la santé, il n’est cependant pas possible de négliger l’aspect économique des décisions prises. La pondération se fait précisément par la prise en compte des divers éléments interconnectés. Des principes d’ordre supérieurs doivent alors venir comme éléments directeurs, sans cependant fournir de solution prête à l’emploi.
«Fumer est une sorte d’auto-mutilation»
Il s’agit en particulier du respect de la dignité des personnes, de l’attention aux minorités vulnérables ou de la répartition équitable des charges et des bénéfices dans le corps social. Cependant, dans la situation du tabac, il ne s’agit de limiter les activités que d’une branche spécifique de l’économie. Je ne crois pas que des pertes financières dans l’industrie du tabac vont mettre en péril l’économie globale.
Certains, à propos notamment des restrictions de plus en plus sévères contre les fumeurs, déplorent une tendance «hygiéniste» forcenée dans notre société. Qu’en pensez-vous?
Je pense que c’est effectivement un danger, quand on espère pouvoir arriver par volontarisme ou par obligation à une société «clean» dans tous les sens du terme. Mais il y a une grande différence entre interdire des comportements individuels, tels que fumer, à toute une population, et interdire d’amplifier ou même de susciter par des techniques marketing un besoin qui ne serait peut-être pas apparu spontanément.
Dans ce second cas, il s’agit de limiter la capacité d’action d’un seul acteur, l’industriel, qui au nom d’une volonté de profit, est capable de générer des comportements addictifs pour vendre sa marchandise. Les procès des fabricants de tabac aux Etats-Unis sont éloquents sur ce à quoi peut conduire une recherche de profit non régulée.
Quel rôle peut jouer l’injonction chrétienne de respecter son corps dans la pratique du tabagisme?
On sait que, dans la consommation de tabac, il n’y a pas d’effet de seuil, c’est-à-dire que toute cigarette abime le corps. Il s’agit donc pour le fumeur d’une sorte d’auto-mutilation qui va porter atteinte à un corps qui lui est confié par son créateur.
Maintenant, il faut voir qu’une multitude de nos comportements, tels que l’alimentation, ou la sédentarité, sont de cet ordre et que là aussi il faudrait se méfier d’un hygiénisme idéaliste.
«La question posée à Caïn ‘Qu’as-tu fait de ton frère?’ est continuellement posée à chacun d’entre nous»
Mais, à nouveau, le problème soulevé par la votation est différent. Il s’agit de limiter des pratiques qui vont abimer des corps pour le bénéfice d’un tiers. Si les motivations du fumeur sont diverses, et que les risques qu’il fait peser sur son corps sont à mettre en balance avec les bénéfices qu’il peut en retirer, ici les risques sont pour les uns, les fumeurs, et les bénéfices pour d’autres, les cigarettiers et leurs actionnaires.
L’injonction à respecter le corps d’autrui est plus exigeante que celle du respect de son propre corps.
Le tabagisme pose aussi la question de la liberté individuelle, notamment la liberté de se faire du mal. Peut-on/doit-on réellement «sauver» les personnes contre leur gré?
Il faut se méfier des schémas trop simples. Fumer est certes une décision de la liberté, mais on connait bien toutes les motivations inconscientes qu’il y a derrière, sur lesquelles joue précisément la publicité. On pourrait dire alors qu’il s’agit, non pas de limiter la liberté individuelle, mais au contraire de la libérer en empêchant les publicitaires de la rendre captive.
Dieu nous laisse la liberté de faire des erreurs. La société ne doit-elle pas également aller dans ce sens?
Oui, Dieu nous a créé libres, de faire le bien et de faire le mal. Mais dans la Bible, il nous montre continuellement que les deux chemins ne sont pas neutres. L’un va vers la vie, l’autre vers la mort (Dt 30,19).
D’autre part, il nous indique aussi constamment que nos comportements ne sont jamais sans influence sur ceux qui nous entourent. La question posée à Caïn «Qu’as-tu fait de ton frère?» est continuellement posée à chacun d’entre nous. Cela implique une gestion sociale de nos libertés individuelles qui se confrontent ou s’amplifient de manière infiniment plus complexe que le «chacun fait comme il veut.» (cath.ch/rz)
Un contreprojet indirect
L’Assemblée fédérale a voté un contreprojet indirect à l’initiative «Oui à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac». Elle a pris la forme de quelques modifications de la loi sur le tabac, telles que des limitations de publicité sur les affiches, au cinéma, sur les terrains de sport ou les transports publics.
La majorité bourgeoise du Parlement a imposé ses vues, afin de contrer «une atteinte à la liberté du commerce, qui ne tient pas assez compte de l’intérêt des entreprises, des manifestations culturelles et sportives, qui profitent de la publicité ou des parrainages de l’industrie du tabac». RZ