Stève Bobillier, bioéthicien pour la Conférence des évêques suisses, appelle à la compréhension des opinions de l'autre | © Grégory Roth
Suisse

«Juger les non-vaccinés n’aidera pas à mettre fin à la pandémie»

Dans un appel publié fin décembre 2021, la Société suisse d’éthique biomédicale (SSEB) a mis en garde contre la stigmatisation des personnes non-vaccinées. Stève Bobillier, collaborateur scientifique de la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses (CES) appelle également à préférer au jugement la solidarité et la tolérance.

En tant que bio-éthicien chrétien, pensez-vous qu’il faille éviter de stigmatiser les personnes non-vaccinées?
Stève Bobillier: C’est un point essentiel. Il est nécessaire pour sortir d’une pandémie de maintenir la solidarité de la société. Je cosigne entièrement cet appel qui met en juste balance un appel à la responsabilité de chacun et à la solidarité entre tous. La stigmatisation des personnes non-vaccinées est de fait aujourd’hui très forte. Elles ne peuvent ni accéder à la culture, aux loisirs, et sont exclues d’une grande partie de la vie sociale.

Porter un jugement sur ces personnes n’aidera en rien à mettre fin à la pandémie. Au contraire, cela aggrave la fracture sociale dans une situation déjà très complexe. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons vaincre ce virus, pas dans des postures de jugement, mais par l’entraide et le respect de chacun des gestes barrières.

L’éthique chrétienne appuie-t-elle cette tolérance de l’opinion d’autrui?
Qui parmi nous peut prétendre détenir une compréhension absolue de la vérité? Pour le christianisme, il est clair qu’il existe une vérité unique qui est Dieu. Cela dit, qui peut se vanter d’avoir une compréhension parfaite de Dieu ici-bas? Il y a une différence entre la vérité et notre compréhension de la vérité, qui est toujours sujette au doute.

La tolérance est un principe chrétien fondamental. Le Christ répète souvent aux apôtres qu’ils doivent être plus tolérants, même envers ceux qui ne le suivent pas (Marc 9, 38-48). Cette tolérance ne signifie pas qu’il n’y a pas de vérité absolue ou que toutes les opinions se valent, mais qu’il faut être ouvert aux autres et prêt à élargir ses propres perceptions.

«Les gestes barrières sont toujours indispensables, peu importe son statut vaccinal»

Cette tolérance est aussi nécessaire à toute démocratie. Elle est une vertu politique nécessaire pour ne pas être conduit à des comportements méfiants et hostiles qui deviennent à leur tour dangereux pour la vie en communauté.

Mais en appliquant cette tolérance, aide-t-on vraiment les personnes qui souffrent de la crise, notamment le personnel soignant?
L’appel des responsables suisses de l’éthique clinique souligne également à juste titre la nécessité de soutenir les soignants qui sont à bout de souffle. Il y a des dizaines d’années que le personnel soignant dans les hôpitaux, en EMS, en psychologie ou encore dans les soins à domicile, tirent la sonnette d’alarme. Il faut sortir d’une logique de rentabilité des soins pour retrouver la valeur des relations humaines, ce qui aidera autant les patients que les soignants. Eric Bonvin, directeur des hôpitaux valaisans, le dit magnifiquement en insistant sur le simple fait qu’il faut prendre le temps de s’asseoir avec le patient pour le rencontrer.

Les personnes non-vaccinées ne se rendent-elles pas coupables de risquer «par négligence» la vie des autres personnes?
Il faut arrêter avec ces comparaisons extrêmes qui polarisent de façon simpliste la société et la déchirent. D’une part, certaines personnes ne peuvent toujours pas se faire vacciner et surtout personne n’est responsable de tomber malade. D’autre part, trop de personnes vaccinées se comportent aujourd’hui de façon irresponsable. Il faut rappeler que les gestes barrières sont toujours indispensables, peu importe son statut vaccinal.

De nombreuses questions liées à la vaccination contre le Covid-19 bousculent la société |© kfulhert

Si l’on veut tout de même entrer dans ce discours, alors tous les pays du Nord sont responsables de la mort de milliers de personnes dans le monde. Par exemple, l’Afrique a peu accès aux vaccins car les pays riches ont conservé les doses pour eux. Ainsi, actuellement moins de 10% de la population africaine est vaccinée, tandis qu’au Niger, le taux de vaccination est de 0.1%. Dans ces conditions, les variants se développent. A nouveau, la question de la solidarité est essentielle, mais elle est mondiale.

Le pape François a décrit la vaccination comme un «acte d’amour». Ce genre de discours ne risque-t-il pas de culpabiliser les personnes ne voulant pas se faire vacciner?
Toute prescription éthique faite par l’Eglise est une recommandation, un appel, une orientation et non une contrainte. Chaque croyant est toujours appelé à peser sa décision en son âme et conscience. Evidemment, la vaccination est un acte de fraternité. Le respect des gestes barrières en est un autre.

«D’une part, l’Etat doit permettre aux libertés individuelles de se développer, d’autre part, il est nécessaire à la gestion des rapports à autrui»

Dans tous les cas, l’amour ne consiste pas en un jugement sur le comportement d’autrui, mais en l’acceptation de l’autre, malgré ses différences. L’Epitre aux Romains 14, 3 dit justement: «Qui es-tu, toi, pour juger le serviteur d’autrui?»

La «liberté» que brandissent souvent les anti-vax peut-elle se justifier d’un point de vue chrétien?
Le philosophe Isaiah Berlin distingue deux formes de liberté politique qui sont en opposition dans toute société : d’une part, une «liberté négative», qui consiste en une absence d’entraves. Je suis libre si personne ne m’empêche d’agir. En ce sens, la politique ne sert qu’à protéger et à promouvoir les libertés individuelles.

La « liberté positive » pour sa part, consiste dans la capacité de réaliser ses choix et ses droits. Or, ceux-ci ne peuvent se réaliser pleinement que par l’entremise de la collectivité. Les droits ne sont en effet réels que dans un rapport d’obligation envers autrui. Il ne peut y avoir de droits sans devoirs.

Ces deux conceptions de la liberté posent ainsi la limite entre l’espace public et l’espace privé. D’une part, l’Etat doit permettre aux libertés individuelles de se développer, d’autre part, il est nécessaire à la gestion des rapports à autrui.

D’un point de vue éthique, l’Etat peut-il donc imposer la vaccination?
Dans le cas de l’obligation morale à se faire vacciner, l’Etat pour lutter contre la pandémie, entre dans l’espace privé au nom de la liberté positive. On peut comprendre toutefois qu’au nom d’une liberté négative, certains considèrent que les actes médicaux sont une décision individuelle dont l’Etat n’a pas à se mêler.

Pour le dire d’une autre façon, la santé publique nécessite des moyens d’actions forts, qui sont justifiés en cas de pandémie pour le bien de la collectivité, mais la médecine reste un acte individuel, donc un choix personnel libre, bien qu’il ait dans tous les cas des répercussions sur l’ensemble de la société. (cath.ch/rz)

Stève Bobillier, bioéthicien pour la Conférence des évêques suisses, appelle à la compréhension des opinions de l'autre | © Grégory Roth
2 janvier 2022 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 4  min.
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