L'origine de «Fratelli tutti» racontée par un musulman
Il y a un an, le 3 octobre 2020, le pape François signait son encyclique Fratelli tutti à Assise. Dans ce texte, le pontife déclare s’être «senti encouragé» dans sa rédaction par le chemin de dialogue entrepris avec son «frère» Ahmad al-Tayyeb, grand imam d’Al-Azhar.
Camille Dalmas, I.Media
Dans Le pape et le grand imam, le parcours épineux*, ouvrage en italien qui paraît le 4 octobre 2021, le bras droit de l’imam, le juge Muhammad Abdulsalam, raconte la naissance, la maturation et la réussite de ce rapprochement historique qui a inspiré au pape sa troisième encyclique.
La prise de responsabilité quasi-simultanée de deux nouveaux leaders religieux – le grand imam est élu à la tête d’Al-Azhar en 2010, et le pape François à Rome en 2013 – est un signe des temps pour le conseiller d’Ahmad al-Tayyeb. «Dieu a placé ces deux hommes épris de paix à la tête des deux plus grandes institutions religieuses du monde […]. Et c’est la volonté de Dieu de les réunir maintenant d’une manière aussi fraternelle».
Selon lui, le grand imam Ahmad al-Tayyeb est un des grands adversaires du terrorisme qui frappe son pays, et qui touche régulièrement les chrétiens coptes. Il voit derrière la montée de ces violences le risque d’un «conflit mondial qui pourrait ruiner l’ensemble de l’humanité» et veut rassembler.
«Cela nous a touché au cœur de voir le pape jeter une couronne de fleurs dans la mer à Lampedusa»
Ahmad al-Tayyeb, grand imam d’Al-Azhar
Le juge égyptien rapporte d’ailleurs une anecdote significative: en 2013, malgré quelques réserves dans son camp, le grand imam décide d’envoyer une lettre de félicitations au pontife après son élection. Il confie alors à son conseiller espérer «que son pontificat sera un nouveau départ pour la coopération et le dialogue».
De l’autre côté, il y a celui que le juge décrit comme «l’avocat du dialogue avec l’Islam». Les positions du pape François sur l’immigration, dès 2013, sont très bien reçues au Caire. «Cela nous a touché au cœur de voir le pape jeter une couronne de fleurs dans la mer à Lampedusa», déclare à l’époque le grand imam au juge Abdelsalam.
Un cheikh au Vatican
En 2016, considérant que la souffrance du peuple a encore franchi un nouveau cap et qu’on ne peut plus attendre, Ahmad al-Tayyeb annonce sa décision à son bras droit: «des mesures courageuses en faveur de la paix pour toute l’humanité doivent être prises. J’ai décidé de visiter le Vatican.»
Cette rencontre, le 23 mai 2017, est inédite, et est favorisée du point de vue du Vatican par deux intermédiaires clés: la communauté Sant’Egidio, organisation laïque catholique engagée dans le dialogue interreligieux et la diplomatie, et Mgr Yoannis Lahzi Gaid, secrétaire égyptien – et interprète arabe – du pape.
Mais en Égypte, la décision du grand imam suscite la controverse. Dans l’avion pour Rome, il confie à son conseiller pourquoi il pense nécessaire ce dialogue avec le Vatican. S’il ne faut pas relativiser la vérité du Coran, lui dit-il, ce dernier enseigne que «tenter de forcer quelqu’un à abandonner sa foi est pire que de lui ôter la vie». Dès lors, «reconnaître et respecter la foi de l’autre est logiquement correct».
Un pape au Caire
Dans la Ville Éternelle, la rencontre historique des deux chefs religieux réjouit l’observateur privilégié qu’est le juge: «une telle harmonie a été créée, qui a fait disparaître leurs différences de manière fascinante et magnifique, soulignant leur variété et mettant en valeur leur diversité de manière positive».
Le grand imam assure tout de suite au pape: «Nous portons un message commun, qui est un message de paix et de tolérance». Il lui explique son action en Égypte et dans son université, et l’invite à lui rendre visite pour participer à un grand sommet interreligieux qu’il compte organiser au Caire. Le pape accepte immédiatement.
La visite est prévue pour avril 2017 et maintenue malgré un contexte sécuritaire difficile. La venue du pape à Al-Azhar est vécue en Égypte comme un moment particulièrement important. La rencontre est marquée par «un geste purement spontané tant de la part du grand imam que de celle du pape», une accolade dont la photographie fera le tour du monde.
Un repas fraternel décisif
En 2018, le grand imam est convié à Rome pour une conférence et le pape en profite pour l’inviter à déjeuner chez lui, dans la résidence Sainte-Marthe. Au début du repas, se souvient le juge, les deux hommes bénissent la table et le pape, rompant le pain, en donne un morceau à son hôte – un «acte symbolique de coexistence et de fraternité humaine».
« Un moment comme celui-ci était le rêve du Grand Cheikh Ibn Arabi et de saint François d’Assise… »
Ahmad al-Tayyeb, grand imam d’Al-Azhar
Les deux leaders partagent un plat de poisson quand le conseiller du grand imam leur présente son projet: qu’ils profitent de leur «amitié sincère pour signer un document global, qui servira de sage constitution pour guider toute l’humanité». L’idée, raconte-t-il, lui est venue du désir de donner à son fils de cinq ans, Yasin, une sorte de «guide» pour qu’il apprenne la fraternité.
Le pape déclare l’idée «fantastique et innovante» et le projet est confié au conseiller et au secrétaire du pape François, Mgr Lahzi Gaid, alors que les convives partagent une glace «exquise» et un café. À partir de ce jour, le juge Abdulsalam va dès lors multiplier les allers-retours entre Le Caire et le Vatican.
Le Document sur la fraternité
Quelques mois plus tard, il est ainsi à Rome avec sa famille et est reçu en audience par le pape. Il rapporte que lors de la rencontre, son fils Yasin remercie le pontife en le nommant «Grand Père», la même formule affectueuse qu’il avait l’habitude d’utiliser avec le grand imam. Ce geste, rapporte le juge, toucha beaucoup le chef de l’Église catholique.
Peu après, le modus operandi de la rédaction du futur Document pour la Fraternité est établi. Sa rédaction nécessitera encore de nombreux allers-retours entre l’université cairote et le Palais apostolique. Ces échanges aboutissent au choix des Émirats arabes unis comme lieu de signature.
La date est fixée au 4 février 2019, mais le juge, principal artisan du projet, apprend qu’il ne pourra pas participer à l’événement pour des raisons administratives. Le pape l’appelle et le console: «ton rêve est en train de se réaliser, alors ne te fâche pas. Sois fort et heureux, car ton rêve se réalisera», lui dit-il.
Muhammad Abdulsalam suit finalement l’événement à la télévision. Et ému, déclare: «Un moment comme celui-ci était le rêve du Grand Cheikh Ibn Arabi et de saint François d’Assise…». Un an et demi après, c’est sur la tombe de ce dernier que le pape François décide de signer Fratelli tutti. Dans l’encyclique, le nom du grand imam est mentionné à cinq reprises. (cath.ch/imedia/cd/mp)
* Il papa e il grande imam, Il percorso spinoso, Mohammad Abdulsalam, préfaces du pape François et du professeur Ahmad al-Tayyeb, San Paolo, 2021.