Innocent Himbaza: «Dans la Bible, l'eau est le symbole de la vie»
Dans la Bible, l’eau est le seul élément que Dieu semble ne pas créer. Il la met de côté pour faire émerger la Terre. Quelles sont les symboliques bibliques de cet élément essentiel à la vie de toute chose? Décryptage avec le bibliste Innocent Himbaza.
Par Grégory Roth
L’eau est avant tout symbole biblique de vie…
Innocent Himbaza: L’humain boit de l’eau. S’il n’en boit pas, il meurt. Il se lave et se baigne dedans, il en a besoin pour la vie de tous les jours et pour cultiver la terre. L’eau est un symbole de bénédiction, de fertilité, de purification et de revitalisation. Elle est aussi un symbole de mort ou de destruction, comme dans le célèbre récit du déluge (Genèse 6-9).
L’eau sert aussi à décrire l’état de quelqu’un: en colère «comme l’eau d’un torrent» (Osée 5), être fidèle comme «un arbre près de l’eau» (Psaume 1). Certains livres (Psaumes, la Sagesse ou Proverbe) utilisent un langage symbolique : le danger assimilé à «de l’eau profonde», l’âme peut «fondre comme de l’eau». L’aspect liquide de l’eau est associé à «perdre courage». L’eau qui s’évapore est comparée à la peur. Les ennemis sont vaincus «comme l’eau qui s’évapore».
Vous dites que dans les récits de Création (Genèse 1-2), Dieu semble ne pas créer l’eau…
Dieu crée, mais on a l’impression que l’eau est déjà là. En revanche, contrairement aux religions du Proche-Orient ancien, l’eau n’est pas une divinité.
«Dans la Bible, on a le sentiment que Dieu et l’humain expérimentent la force destructrice de l’eau»
Innocent Himbaza
En fait, Dieu sépare les eaux d’en bas et les eaux d’en-haut: la Terre est entourée par l’eau. Si Dieu enlevait le firmament, la Terre serait simplement engloutie. Dieu permet que la vie terrestre puisse se développer en mettant l’eau de côté. Il contrôle la chute des pluies, et lorsqu’il est fâché, il ouvre les écluses et le monde est inondé (cf. le déluge). On a le sentiment que Dieu et l’humain expérimentent cette force destructrice.
L’eau sert aussi de barrière ou frontière naturelle infranchissable si l’on veut fuir. Mais, par l’action de Dieu, elle devient franchissable, comme la séparation des eaux de la mer des Joncs (Exode 14) ou la traversée du Jourdain (Josué 3).
Dans la Bible, Dieu est présenté comme celui qui dispense l’eau…
Le livre du Deutéronome (Dt 11, 10-15) explique qu’Israël n’est pas comme l’Égypte, qui est irriguée par le Nil. Israël dépend des pluies que Dieu donne. «Parce que vous me serez fidèles, je vous donnerai l’eau nécessaire pour survivre».
«En quittant l’Égypte, le peuple d’Israël va vivre dans un pays qui dépend de Dieu pour survivre»
Innocent Himbaza
En quittant l’Égypte, le peuple d’Israël va vivre dans un pays qui dépend de Dieu pour survivre. S’il est infidèle, il n’aura pas l’eau. L’eau est perçue comme une récompense ou une menace. Quand Dieu ouvre les écluses du ciel, c’est le déluge (Genèse 6-9). Mais cela peut aussi être une bénédiction, s’il s’agit de la pluie nécessaire (Malachie 3, 10). Le même terme hébreu (écluses du ciel) est employé, une fois pour la mort et une fois pour la vie.
Avec l’action de Dieu, l’eau devient un symbole spirituel…
Il y a effectivement un passage important, dans lequel l’eau et l’esprit sont pratiquement identiques (Isaïe 44, 2-3). Donner de l’eau, c’est le même geste que de donner l’esprit. Quand Dieu donne de l’eau, le désert est irrigué. Quand Dieu donne l’esprit, le désert intérieur de l’humain est irrigué.
Une autre image (Isaïe 32, 15-20): le désert deviendra un verger, et dans le verger s’établira la justice. Le symbolisme naturel devient un symbolisme divin, à l’image du Psaume 1: «Le chemin du juste est comme un arbre au bord du ruisseau. Alors que le chemin du méchant se perdra». De même (Ézéchiel 36, 25): «je répandrai de l’eau pure et vous serez purs. Je vous purifierai de toute vos iniquités et de toutes vos idoles». La purification du corps est à l’image de celle de l’esprit. Cette démarche est reprise dans le Nouveau Testament: Jean-Baptiste purifie avec de l’eau et Jésus va purifier par l’esprit.
Le Nouveau Testament introduit une évolution…
Dans les Évangiles, l’eau est souvent liée à un enseignement. Jean-Baptiste baptise avec l’eau (Luc 3) et annonce aussitôt que celui qui viendra après lui fera différemment. Quand Jésus arrive au bord de la mer de Galilée (Luc 5), il rencontre des pêcheurs de poissons et veut en faire des pêcheurs d’hommes. Quand Jésus marche sur l’eau (Matthieu 14, 22-33) et que les disciples ont peur, il leur parle de leur foi. De même quand Jésus apaise la tempête (Marc 4, 35-41), il instruit les disciples sur la foi.
A Cana, Jésus change l’eau en vin (Jean 2). Les convives et le maître de cérémonie ne savent pas ce qu’il se passe. Mais le lecteur de la Bible est orienté vers la messianité de Jésus. Dans sa rencontre avec la Samaritaine (Jean 4), Jésus demande à boire de l’eau, et propose ensuite de l’eau que quiconque boira n’aura plus jamais soif.
Le baptême de Jean-Baptiste avec l’eau du Jourdain fait partie de cette évolution?
Au 2e siècle avant Jésus, on connaît déjà le ‘miqweh’: bain rituel pour la purification et la repentance, dont la pratique est réservée a ceux qui en ont besoin pour être en conformité avec la Torah. On en a trouvé des exemples à Qumrân. Chez les juifs, l’idée que l’eau fait davantage que de purifier la saleté est déjà répandue. Mais on pense que c’est Jean qui va démocratiser cette pratique juive au Jourdain. La nouveauté est que tout le monde est invité à être baptisé.
Quel aspect du baptême deviendra spécifiquement chrétien?
On est baptisé «au nom de Jésus». La personne de Jésus est intégrée dans le symbolisme de l’eau. On associe l’eau du baptême à la mort et à la résurrection de Jésus (Romains 6, 1-11). Ce n’est plus seulement un élément de purification physique par l’eau et de purification intérieure par l’esprit – déjà connus dans l’Ancien Testament–, mais c’est surtout un signe d’adhésion à la personne de Jésus. Le baptême devient mystère de la mort et de la vie, qui dépasse le simple geste de l’eau.
L’Église va en faire son premier «sacrement», un élément incontournable. Le baptême fait des chrétiens des membres d’une même communauté. Il devient un élément identitaire qui, dans le christianisme, équivaut à la circoncision dans le judaïsme ancien.
D’autres pratiques chrétiennes se développent à partir de l’Ancien Testament?
Oui, les aspersions d’eau bénite, par exemple. Un verset d’un psaume dit «ôte mon péché avec l’hysope» (Ps 51, 9). L’hysope est une plante dont on fait un bouquet que l’on trempe dans l’eau ou le sang, et avec lequel on asperge les gens, les maisons, les objets (Exode 12, 22 ; Lévitique 14, 4-7.49-52).
Pareil pour l’eau et ses vertus médicinales. Des pèlerinages sur les lieux de martyres des premiers chrétiens se sont développés: on se baigne ou on boit de l’eau, comme au Jourdain ou à Lourdes, plus récemment. Ces gestes modernisés et christianisés ont leur origine dans la Bible. (cath.ch/gr)
Eau: quelques récits bibliques bien connus
Innocent Himbaza: «Certains passages sont célèbres, parce qu’ils sont impressionnants. Le déluge (Genèse 6-9), mais aussi l’eau du Nil changée en sang (Exode 7, 14-24). C’est la première plaie d’Égypte, c’est-à-dire le premier élément avec lequel Dieu frappe le peuple égyptien. Il y a aussi, comme déjà évoqué, la traversée de la mer des Joncs (Exode 14) et la traversée du Jourdain (Josué 3). On peut encore évoquer le récit de Jonas qui est jeté à la mer et qui passe trois jours dans le ventre du poisson.
D’autres passages sont connus, mais moins impressionnants. Ils concernent tout simplement la purification et le lavement, comme dans le Lévitique, par exemple. Les prêtres doivent se laver avant d’offrir des sacrifices (Lv 8-9), toutes celles et ceux qui sont impurs se lavent (Lv 15). De même, au jour du grand pardon, celui qui envoie le bouc émissaire dans le désert doit se laver (Lv 16).
Usages insolites de l’eau
C’est assez rare, mais l’eau peut être un symbole de jugement. Dans le livre des Nombres, par exemple (Nb 5, 11-31), si un homme soupçonne sa femme d’infidélité, il l’amène auprès du prêtre. Le prêtre écrit des imprécations de malédiction qu’il fait fondre dans l’eau et il fait boire le liquide à la femme. Si la femme a vraiment été infidèle, son ventre va gonfler, sinon l’eau va passer sans problème. Ce rituel paraît évidemment très étonnant aujourd’hui.
Lorsque Gédéon doit aller faire la guerre (Juges 7), son peuple est trop nombreux. Alors Dieu lui dit d’aller faire boire les hommes à la rivière. Il choisit les 300 guerriers qui ont lapé l’eau avec la main, et tout ceux qui se sont agenouillés pour boire avec la bouche sont disqualifiés.
L’eau comme démarche de foi
Quand le général syrien Naaman (2 Rois 5) est atteint de lèpre, on lui dit que quelqu’un en Israël peut le guérir. Il va alors chez le prophète Elisée, mais ce dernier, avant même de le recevoir, l’envoie se laver au Jourdain. Le général proteste d’abord, mais finit par s’y baigner et guéri.
En Ézéchiel 47, il y a une vision où Jérusalem et le Temple sont reconstruits. Du Temple sort une rivière qui irrigue toute la plaine. Cette vision eschatologique présente le Temple comme le symbole un Dieu source de vie. Cette image est reprise dans l’Apocalypse (Apoc 22, 1)». GR
Innocent Himbaza
Formé au Rwanda, à Fribourg et à Jérusalem, Innocent Himbaza enseigne au département d’études bibliques de l’Université de Fribourg depuis 2001. Maître d’enseignement et de recherche (MER) à partir de 2003, il devient professeur titulaire d’Ancien Testament et d’Hébreu biblique depuis 2018. Il est également curateur de l’Institut Dominique Barthélemy et collabore à l’édition de la Biblia Hebraica Quinta (BHQ).
"L'eau parle sans cesse et jamais ne se répète"
L'eau est un élément essentiel pour tous les organismes vivants.Si les sciences démontrent que l’eau est indispensable à la vie, les religions la lient à la naissance, à la fécondité, à la purification. Compte tenu de son caractère vital, et de son inégale répartition sur Terre, l'eau est une ressource naturelle dont la gestion est l'objet de forts enjeux sociaux, économiques et géopolitiques.
Avec les torrents, les tempêtes ou les inondations, elle est aussi parfois destructrice.
Pour sa série d’été, cath.ch vous emmène sur sa trace.
"L'eau parle sans cesse et jamais ne se répète", écrit le poète et Prix Nobel mexicain Octavio Paz.