Le Jourdain: le fleuve de la Terre promise... et de la guerre
Face à la puissance du Tigre, de l’Euphrate ou encore au Nil, le Jourdain apparaît comme une modeste rivière à l’eau limoneuse serpentant paresseusement au fond d›une vallée. Peu de cours d’eau ont néanmoins une valeur symbolique et politique aussi forte.
La fascination qu’exerce le Jourdain est due tant à ses extraordinaires caractéristiques physiques qu’aux associations historiques et symboliques qu’il suggère. Ici, la géographie et l’histoire contiennent toute une théologie! Et l’eau que le fleuve transporte reste un élément vital pour ses riverains.
Dans cette terre, sainte pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, les cartes se sont superposées au gré de l’histoire. Mais aujourd’hui comme aux temps bibliques, le fleuve marque une frontière, celle de la ›Terre promise’.
Une rivière, cinq pays
Le bassin du Jourdain est partagé entre quatre Etats: Liban, Syrie, Israël et Jordanie, auxquels il faut ajouter les territoires palestiniens de Cisjordanie. Il prend sa source dans le Mont Hermon, au Liban, qu’il parcourt sur 21 km. Il passe la frontière israélienne et arrive au lac Houleh, aujourd’hui asséché, où il reçoit trois affluents, les rivières Hasbani, Banias et Dan. Ensuite, il parcourt 17 km de gorges étroites et arrive au lac de Tibériade. Le Jourdain rencontre ensuite la rivière Yarmouk arrivant de Syrie, puis décrit des méandres sur 320 km (109 km à vol d’oiseau) pour atteindre la mer Morte. Il traverse une plaine humide à la végétation subtropicale, dominée des deux côtés par des terrasses sèches et ravinées.
Le Jourdain est une rivière au flux modeste. Il n’atteint que 1,5m à 3,5 m de profondeur et se traverse facilement. A l’époque biblique, on ne comptait pas moins de 54 gués ou bacs sur son cours inférieur. La véritable barrière n’étant pas le fleuve lui-même, mais l’abrupte dépression géologique dans laquelle il coule, une faille naturelle qui part des grands lacs en Afrique et remonte par la Terre Sainte. A 400 mètres au-dessous du niveau de la mer, c’est le lieu terrestre le plus bas de la planète.
Dans le texte hébreu de l’Ancien Testament, le mot Jourdain (Yardên) dérive du verbe yârad: descendre. Suivant une deuxième opinion, Jourdain dériverait de l’arabe ouarada: descendre vers l’eau, pour le bétail surtout, et l’on aurait «l’abreuvoir» ou «le gué». En arabe moderne, le Jourdain s’appelle toujours ech-Cherîa, l’abreuvoir.
La voie vers le paradis
Historiquement, le Jourdain est une frontière naturelle qui sépare la Terre promise du désert où, selon la Bible, le peuple élu a erré pendant 40 ans avec Moïse. Son passage marque l’entrée dans le pays de Canaan où coulent le lait et le miel.
L’association intime entre le Jourdain et l’histoire politique et religieuse des Hébreux fit de ce fleuve un lieu tout indiqué pour les baptêmes qu’administrait Jean-Baptiste. En s’y faisant baptiser, Jésus récapitule l’histoire de son peuple et entre comme lui en Terre promise.
Théologiquement, cette frontière symbolise la séparation entre la mort et la vie. En s’y plongeant, Jésus quitte le monde la mort et ouvre la voie vers le «Royaume» et la plénitude de la Vie. Pour les chrétiens, le baptême devient l’entrée dans une vie nouvelle, où la mort n’est plus crainte comme le terme de la vie.
Au lieu du baptême, la carte politique est aujourd’hui la plus perceptible, au sens qu’il est toujours interdit de traverser le Jourdain qui marque la frontière entre deux pays naguère ennemis, Israël et la Jordanie.
Le site du baptême de Jésus à ›Béthanie au-delà du Jourdain’ ou Wadi al Kharrar (la vallée mélodieuse), à 25 kilomètres de la capitale Amann, est un parc naturel touristique créé par la Jordanie autour des fouilles archéologiques réalisées à partir de 1996. Les découvertes, avec pas moins de neuf églises et chapelles, plusieurs monastères, des piscines baptismales, des bassins et des aménagements hydrauliques, datant des époques romaine et byzantine, ont été si abondantes et si riches qu’une remise en valeur de l’endroit s’imposait.
Un site jordanien
Détruit par les guerres successives et les tremblements de terre, couvert d’alluvions, envahi par les marais et la forêt de tamariniers, le site était tombé dans un oubli quasi-total depuis des siècles. Durant près de trente ans de 1967 à 1994, il fut même totalement interdit d’accès puisque situé sur la ligne de démarcation de deux Etats alors en guerre. La signature d’un traité de paix en 1994, suivie du déminage de la zone, a permis les premières fouilles qui ont vite persuadé une majorité de chercheurs qu’ils se trouvaient bien sur le lieu même où Jésus fut baptisé par Jean-Baptiste. Le site a été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2015.
Le sentier se faufile dans le bosquet dense de tamariniers pour aboutir jusqu’à la ›chapelle sur le Jourdain’. Les archéologues ont mis au jour un vaste escalier de marbre du V-VIe siècle descendant d’une grande basilique, qui pourrait être l’église de Jean Baptiste décrite par les voyageurs antiques, jusque dans le lit de la rivière. Le Jourdain capricieux a depuis déplacé ses méandres quelques dizaines de mètres plus loin, mais la preuve archéologique est assez convaincante
Un site palestinien
Certes le site de ›Qasser El Yehud’, légèrement plus au nord, sur l’autre rive du Jourdain, en territoire palestinien, sous l’obédience de l’Eglise orthodoxe grecque et de la Custodie franciscaine de Terre Sainte, prétend toujours détenir la palme de l’authenticité. Le débat pourra-t-il être tranché un jour en faisant fi de tout nationalisme? Rien n’est moins sûr. Les papes Jean Paul II en 2000, Benoît XVI en 2009 et François en 2015 se sont rendus sur les deux sites, histoire de ne privilégier personne.
Au coeur du conflit israélo-arabe
Enjeu symbolique, le Jourdain est surtout un enjeu économique. Les ressources hydrauliques qu’il fournit sont en effet vitales pour les Etats riverains. L’eau est une des clés des rapports entre Israël et ses voisins. Le fleuve a ainsi été le théâtre de conflits nombreux et violents.
Les tensions autour de son eau se sont développées dès la création de l’Etat d’Israël en 1948, pour culminer à la Guerre des Six-Jours, en 1967. Face au risque de conflits, le gouvernement américain avait proposé, en 1953, une médiation pour résoudre les contentieux sur le bassin du Jourdain. Cela avait abouti au ›Plan Johnston’, qui donnait 52% de l’eau à la Jordanie, 31% à Israël, 10% à la Syrie, 3% au Liban. Mais Israël le rejeta.
Dès 1953, Israël a commencé l’aménagement unilatéral du lac Houleh, au nord de Tibériade, entraînant des escarmouches avec la Syrie. En 1959, l’Etat hébreu entame le chantier de l’Aqueduc national (National Water Carrier) pour détourner les eaux du lac de Tibériade vers le reste de son territoire.
Avec la guerre des Six Jours, Israël s’approprie l’eau
A partir de 1965, le Liban, la Jordanie et la Syrie amorcent, en réaction au projet israélien, des travaux de détournement du Jourdain et de ses affluents (Hasbani, Wazzani, Yarmouk), privant ainsi Israël d’une partie de ses ressources. L’armée israélienne bombarde alors les travaux syriens de détournement du Hasbani et du Banias dans le Golan, et détruit les installations jordaniennes du canal du Ghor occidental.
La Guerre des Six-Jours (5-10 juin 1967) aura des conséquences importantes sur la question de l’eau. Elle modifie profondément la donne géopolitique du bassin, puisque Israël occupe la Cisjordanie et le Golan. De pays en aval, Israël passe à la position de pays en amont, lui permettant d’acquérir le contrôle de vastes ressources hydriques. De plus, l’occupation de la Cisjordanie lui permet d’en contrôler les importantes nappes phréatiques.
Aujourd’hui encore la politique israélienne reste largement guidée par la volonté de contrôler les ressources en eau. La consommation d’eau est fixée selon des quotas qui affectent les Palestiniens: les 7 millions d’Israéliens ont une consommation par personne quatre fois supérieure aux 4,2 millions de Palestiniens. Les frustrations occasionnées par cette situation peuvent engendrer de la violence à l’encontre des soldats ou des colons israéliens.
A coup sûr, le Jourdain n’as encore fini de faire parler de lui. (cath.ch/mp)
Down by the Riverside
Le Jourdain occupe une place significative dans l’imaginaire juif et chrétien. De très nombreuses expressions artistiques en témoignent à toutes les époques. Une des plus célèbres est le negro spiritual Down by the Riverside. Ce cantique qui date d’avant la guerre civile américaine, est un des plus anciens du genre.
Il est centrée sur l’idée d’abandonner le pessimisme et l’agressivité, et de revêtir de nouveaux vêtements, au bord d’une rivière avant de la traverser. La rivière peut représenter le baptême, qui, dans l’Église baptiste du Sud, implique de porter une robe blanche et d’être immergé dans l’eau. Elle fait référence aussi au Jourdain, qui était le dernier passage pour les Hébreux avant d’entrer en Terre promise.Le refrain «ain’t gonna study war no more» (littéralement: on ne va plus étudier la guerre) fait référence aux paroles de l’Ancien Testament. Ce grand et vieux spiritual et son imagerie pacifiste peuvent prendre un nouveau sens chaque fois qu’il y a un conflit dans le monde. C’est pourquoi il a souvent été utilisé comme chanson de protestation notamment contre la guerre du Vietnam. MP
"L'eau parle sans cesse et jamais ne se répète"
L'eau est un élément essentiel pour tous les organismes vivants.Si les sciences démontrent que l’eau est indispensable à la vie, les religions la lient à la naissance, à la fécondité, à la purification. Compte tenu de son caractère vital, et de son inégale répartition sur Terre, l'eau est une ressource naturelle dont la gestion est l'objet de forts enjeux sociaux, économiques et géopolitiques.
Avec les torrents, les tempêtes ou les inondations, elle est aussi parfois destructrice.
Pour sa série d’été, cath.ch vous emmène sur sa trace.
"L'eau parle sans cesse et jamais ne se répète", écrit le poète et Prix Nobel mexicain Octavio Paz.