L’image de Dieu dans le christianisme: un rapport compliqué
Le christianisme a autorisé la représentation des êtres célestes et avalisé le principe de leur culte. Sauf que la vénération du fidèle ne devait pas s’adresser à l’image en tant que telle, mais à ce qu’elle représente. Or dès la fin du Moyen Âge, constate l’historien Nicolas Balzamo, la pratique contredit les principes théologiques régissant ce culte. Au-delà du problème des images et de leur culte, il interroge dans un essai ce rapport entre théorie et pratique au sein du christianisme.
Faut-il prohiber les images religieuses et leur culte? La question est au centre du récent essai de Nicolas Balzamo, maître-assistant à l’institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel. Dans Les êtres artificiels, paru aux éditions du Cerf, ce spécialiste de l’histoire religieuse détaille les contours que va prendre cette relation entre images et religion au sein du christianisme dès la fin du Moyen Âge, au moment où la plupart des pèlerinages n’ont désormais plus pour objet des reliques mais des images.
Certes, le christianisme occidental a autorisé alors la représentation des êtres célestes et avalisé le principe de leur culte. Il l’a fait en postulant que la vénération du fidèle ne s’adresse pas à l’image en tant que telle, mais uniquement à ce qu’elle représente. Mais la pratique, constate Nicolas Balzamo dans son essai, n’était pas toujours conforme à la théorie.
Ses travaux antérieurs, consacrés notamment aux pèlerinages et aux miracles, l’ont ainsi amené à constater que la fin du Moyen Âge a vu se multiplier statues et tableaux qui faisaient l’objet d’un culte préférentiel que matérialisait un pèlerinage. Il s’est donc interrogé sur la façon dont cette pratique pouvait se concilier avec les principes théologiques en vigueur au sein du christianisme. Interview.
Quels sont les débats autour de la représentation des figures sacrées?
Nicolas Balzamo: Il y a d’une part les débats qui portent sur le fond du problème: est-il licite de représenter les êtres célestes (Dieu, Christ, Vierge, saints), d’avoir des images dans les églises? De leur vouer un culte? Deux grands courants se distinguent ici. Celui qui considère que, dans la mesure où toute image religieuse génère un risque d’idolâtrie, il vaut mieux les prohiber. Et celui qui considère que, d’une part, les images sont utiles aux fidèles dans la mesure où elles possèdent une fonction pédagogique et que, d’autre part, il n’y a guère de risque que celui qui vénère une image la confonde avec ce qu’elle représente et que, par conséquent, le risque d’idolâtre est sinon inexistant, du moins très faible.
Le second débat, qui s’est développé à partir du moment où le christianisme occidental a tranché en faveur des images (XIIe-XIIIe siècles), a porté sur les formes pratiques du culte des images. Il a opposé les théologiens que certains phénomènes inquiétaient – le fait, par exemple, que certains fidèles attribuaient aux images une puissance propre en les créditant de miracles – et ceux qui n’y voyaient que des déviations à la fois bénignes et marginales.
Cette question des images a aussi opposé catholiques et protestants. Avez-vous un exemple concret?
Dès 1521, des villes et des villages passés à la Réforme ont vu se développer des cas d’iconoclasme, autrement dit de destruction d’images religieuses au motif qu’il s’agissait d’idoles. Cet iconoclasme a pu être spontané (comme en France en 1562 ou aux Pays-Bas en 1566) ou organisé de façon tout à fait officielle, comme à Zurich en 1524, où la destruction des images a été supervisée par les autorités urbaines.
Dans la relation que les fidèles entretenaient avec ces images, vous soulignez le paradoxe consistant, pour les fidèles, à les traiter comme si elles étaient des êtres vivants. Cela posait-il problème?
Toute image figurative (et pas seulement religieuse) peut générer des réactions de ce type. Il suffit de songer au fait que nous n’aimerions pas voir déchirée ou brûlée la photographie d’un être cher. De son côté, l’image religieuse servait souvent d’intermédiaire dans la dévotion: il est plus facile de prier la Vierge devant une image qui la représente. Dans la mesure où il est toujours difficile, dans la pratique, de dissocier strictement l’image de l’être qu’elle représente, les fidèles en venaient parfois à traiter les images comme si elles étaient les êtres qu’elles représentaient. Pour certains théologiens, ce type d’attitude posait problème car elle pouvait, selon eux, aboutir à de l’idolâtrie, autrement dit au fait que les gens vénéraient les images pour elles-mêmes (et non en raison des êtres qu’elles représentaient).
«A la différence des saints, vénérés autour de leurs reliques, le culte de la Vierge a mis l’accent sur son image»
Comment expliquer ce culte de la Vierge chez les catholiques?
La surreprésentation des images de la Vierge dans l’ensemble de l’imagerie religieuse s’explique par deux facteurs. Le premier est l’importance croissante du culte marial dans le christianisme latin à partir du XIIe siècle, la Vierge devenant peu à peu l’intercesseur principal des hommes auprès de Dieu, au point, parfois, de «faire de l’ombre» à la figure du Christ. En second lieu, le dogme de l’Assomption, répandu depuis le haut Moyen Âge, postulait que la Vierge avait été élevée au ciel en esprit mais aussi en corps. Par voie de conséquence, il ne pouvait y avoir de reliques corporelles de la Vierge. A la différence des saints, dont la vénération s’articulait autour de leurs reliques, le culte de la Vierge a donc mis l’accent sur ses images – tableaux, statues, etc.
Pour comprendre l’enjeu de cette relation entre image et religion, que postulait exactement la doctrine établie au Moyen Age à propos du culte des images?
Dans le christianisme latin, la question des images a donné lieu à deux doctrines successives. Dans un premier temps (VI-IXe siècles), les théologiens ont défendu l’idée du rôle pédagogique des images (l’image comme livre des illettrés). Leur présence était donc licite dans les églises, mais leur vénération proprement dite était encore objet de débats. Par la suite, à partir du XIIe siècle, s’impose l’idée que les images peuvent faire l’objet d’un culte en bonne et due forme. L’argument principal (emprunté aux théologiens grecs) est la théorie dite du prototype: un fidèle qui vénère une image, par exemple un crucifix, ne vénère pas l’image en tant que telle, autrement dit un objet, mais uniquement l’être que cette image représente – le Christ dans le cas d’un crucifix.
«L’image est considérée comme un signe – renvoyant à autre chose que lui-même –, ce qui permet de contourner l’interdit des images de Dieu de l’Ancien Testament»
L’image est donc considérée avant tout comme un signe, qui renvoie à autre chose que lui-même. Cette théorie permet de contourner l’interdit des images de Dieu de l’Ancien Testament et donc de réfuter l’accusation d’idolâtrie: le fidèle qui vénère une image n’est pas idolâtre puisqu’il n’adore pas un objet mais uniquement l’être auquel cet objet renvoie.
Vous expliquez dans cet essai que ce culte s’est émancipé du cadre théorique fixé par cette doctrine. Comment ont réagi les théologiens?
Au Moyen Âge, les théologiens ont réagi de façon parfois très différente aux formes pratiques revêtues par le culte des images, et notamment au fait que de nombreux fidèles faisaient des distinctions entre les images, avaient une vénération particulière pour telle ou telle image bien précise, lui attribuaient le pouvoir de faire des miracles, etc. Certains théologiens ont considéré qu’il s’agissait de dérives bénignes et sans réelle gravité dans la mesure où les fidèles croyaient bien faire.
«Certains théologiens ont considéré qu’il s’agissait de dérives bénignes, d’autres estimaient de tels comportements pouvaient dégénérer en idolâtrie»
D’autres étaient moins optimistes: à leurs yeux, de tels comportements pouvaient dégénérer en idolâtrie pure et simple et devaient donc être prohibés. L’émergence de la Réforme au XVIe siècle a eu pour effet de gommer ces divergences à l’intérieur du camp catholique: désireux de présenter un front uni contre les protestants, les théologiens catholiques des XVIe-XVIIe siècles ont préféré ne pas s’étendre sur les formes pratiques revêtues par le culte des images, et ses éventuelles dérives, de peur de paraître donner raison à leurs adversaires.
Quelle importance revêt aujourd’hui encore ce rapport entre image et religion?
L’importance des images dans la vie religieuse est très variable en fonction des différentes confessions chrétiennes et des régions considérées. Globalement, les images ne sont plus un sujet de discorde entre catholiques et protestants. Le culte des images reste marqué dans le catholicisme méditerranéen et latino-américain, ainsi qu’en Pologne, avec notamment des images célèbres qui sont l’objet de pèlerinages. Il suffit de songer au pèlerinage de Częstochowa, en Pologne, ou de Guadalupe au Mexique. Il reste un élément central dans le monde orthodoxe, en Russie et en Grèce notamment.
Si l’on songe à la caricature religieuse, l’islam n’a manifestement pas le même recul que les autres monothéismes. Comment l’expliquer, selon vous?
La situation faite aux images en Islam est complexe et a beaucoup changé avec le temps. Le monde chiite a ainsi produit de nombreuses images du Prophète tout au long de son histoire. L’islam sunnite y a été moins favorable mais ce n’est qu’à une époque relativement récente (XVIIIe siècle) que l’école wahhabite a fait le choix de l’interdiction totale. Les récentes affaires mettant en jeu images et religion (caricatures de Mahomet notamment) s’expliquent par la crise généralisée que traverse le monde musulman depuis quelques décennies – crise qui n’est pas réductible à la question religieuse – plutôt que par une incompatibilité «naturelle» entre islam et images. Plus généralement, si on considère l’histoire des trois grands monothéismes, on constate que tous trois ont un rapport compliqué à l’image en général et à l’image de Dieu en particulier, mais que ce rapport connaît des phases de crises et d’accalmies. (cath.ch/cp)
> Les êtres artificiels, de Nicolas Balzamo, 2021, éd. du Cerf, 236 p.