Marco Impagliazzo: «Sauver une vie, c’est sauver le monde»
Aide aux plus démunis et diplomatie de la paix: tels sont les défis que la communauté de Sant’Egidio veut relever depuis 1968. Rencontre avec son président, Marco Impagliazzo, autour des enjeux liés aux «couloirs humanitaires», dont sa communauté est à l’origine.
Propos recueillis par Matthias Wirz
Le président international de la communauté Sant’Egidio, Marco Impagliazzo, était de passage à Genève début mai 2021, pour des échanges auprès du Comité International de la Croix-Rouge (CICR). Il a notamment abordé la situation de crise humanitaire au nord du Mozambique. A cette occasion, il fait le point avec cath.ch sur les «couloirs humanitaires» que Sant’Egidio a mis en place dès 2015, pour permettre l’accueil et l’intégration en Europe de réfugiés vulnérables provenant de l’autre côté de la Méditerranée.
En venant à Genève au CICR, vous opérez une sorte de «diplomatie parallèle»?
Marco Impagliazzo: Je ne parlerais pas de «diplomatie parallèle», car nous ne sommes parallèles à personne, mais d’une «diplomatie de l’amitié», pour aboutir à la paix. Nous avons constaté, à partir du conflit au Mozambique, où la paix a été signée le 4 octobre 1992 sous l’égide de Sant’Egidio, qu’il y a beaucoup de groupes exclus, qui ne sont pas écoutés. Il y a parmi eux des fondamentalistes et des hommes violents qui mènent une guérilla, nous le regrettons. Mais pour parvenir à la paix, il faut inclure tout le monde. Notre travail est avant tout celui de l’écoute, pour chercher un chemin avec ceux que personne n’écoute.
C’est cette même attention qui vous a conduits à mettre sur pied des «couloirs humanitaires», pour l’accueil en Europe de réfugiés vulnérables?
L’idée des couloirs humanitaires est née après les grands naufrages qui ont impliqué des centaines de personnes, des hommes, des femmes, des enfants, en Méditerranée. C’était une réaction à l’indignation morale que ces événements, ces morts et ces catastrophes humanitaires ont provoquée en nous. Nous avons alors cherché à ouvrir des voies légales dont ces réfugiés ne disposent pas pour arriver en Europe. Or l’accord pour les visas de Schengen comporte un article qui donne la permission à chaque État d’attribuer des visas à territorialité limitée pour des raisons humanitaires. Sur cette base ont été créés ces couloirs.
«Je ne parlerais pas de ‘diplomatie parallèle’, car nous ne sommes parallèles à personne, mais d’une ‘diplomatie de l’amitié’.»
Sur quels critères sont choisies les personnes qui en bénéficient?
Le critère est la vulnérabilité: nous collaborons avec des associations qui travaillent sur le terrain, dans les camps de réfugiés, au Liban ou en Éthiopie, mais bientôt aussi en Lybie. Par leur connaissance des histoires des personnes qu’elles accompagnent, elles jugent les situations de nécessité. Les couloirs concernent ainsi des femmes seules avec enfants, des personnes malades, des personnes âgées, des personnes porteuses de handicap, ou des femmes violées… Ce critère permet de toucher des personnes qui n’ont pas accès au programme du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mais qui sont réellement dans le besoin.
Les couloirs humanitaires assurent non seulement l’encadrement des réfugiés en Europe, mais aussi leur intégration dans la société d’arrivée, auprès de familles ou dans des communautés.
Oui. Et je constate avec étonnement que la disponibilité d’accueil est plus grande que la demande des réfugiés. Grâce au pape François, qui a su responsabiliser avec clarté les chrétiens, une mobilisation a vu le jour dans des paroisses, des communautés, des familles, voire des villages. En Italie par exemple, sur tout le territoire national, ces personnes s’organisent à leurs propres frais pour accueillir et intégrer les réfugiés. Cela permet une intégration presque immédiate, au plan local.
Les couloirs humanitaires concernent jusqu’à présent environ 3’000 réfugiés du Liban et d’Éthiopie, accueillis en Italie, en France et en Belgique. Un chiffre qui représente une goutte d’eau face à ces millions de personnes impliquées dans les drames de la migration…
C’est vrai, cela apparaît comme une goutte d’eau. Mais qui sauve une vie sauve le monde entier! Bien sûr, cette réponse ne me satisfait pas, mais je me réjouis d’avoir pu au moins contribuer à sauver la vie de 3’000 personnes. Car la vie de chacun et chacune est unique.
«Je constate avec étonnement que la disponibilité d’accueil est plus grande que la demande des réfugiés.»
Qu’est-ce qui empêche d’appliquer le modèle des couloirs humanitaires à une plus large échelle?
Rien… ou tout! C’est une question de volonté politique. Beaucoup de pays se montrent réfractaires sur ce point, en particulier dans l’Est européen. Notre proposition serait d’ouvrir des couloirs humanitaires non pas européens (car il est trop difficile de concilier 27 États membres), mais d’étendre ce modèle à d’autres pays, car cette pratique fonctionne réellement.
Les Églises doivent-elles s’impliquer davantage dans cette prise de conscience?
C’est une question qui est chère à mon cœur. Oui, l’attitude des Églises est trop timide, au regard de la prédication du pape François et de la gravité de la situation internationale. L’Église doit adopter une attitude plus libre en face de l’État et des institutions. Faute de quoi, elle ne pourra qu’apparaître en décalage par rapport à ce qui se passe. Elle doit se montrer plus prophétique!
Or les peurs sécuritaires sont grandes sur notre continent…
Sur la question sécuritaire, nous avons beaucoup de moyens de vérification désormais. Dans le cadre des couloirs humanitaires, les personnes sont contrôlées par les forces de police avant leur départ. Plus largement, le réseau de contrôle est efficient aujourd’hui, même s’il faut toujours le perfectionner. Mais cela ne doit pas passer par un blocage de l’immigration.
«La narration concernant l’immigration est trop négative. Cette perception est liée à des problèmes réels, que je ne nie pas.»
Faut-il généraliser les «couloirs humanitaires»?
Non, ce n’est qu’une solution parmi d’autres. La panacée sera d’ouvrir des voies légales, en accordant par exemple des visas de travail, ou en permettant le regroupement familial.
Que manque-t-il dans ces pays, pour prendre de telles décisions?
En Europe, on n’a pas encore pris la mesure de la grande souffrance qu’endurent ces migrants à nos frontières. L’Afrique est devant nous: ces situations nous regardent! Or on se préoccupe d’abord des possibles problèmes d’intégration, sans comprendre qu’aujourd’hui, l’Europe a réellement besoin de ces gens: au niveau matériel et pour le monde du travail. Mais aussi pour compenser la baisse démographique du continent. Et l’Europe dispose d’espace, et de la capacité d’accueillir et d’intégrer.
Il s’agit donc d’adopter une attitude morale différente. La narration concernant l’immigration est trop négative. Cette perception est liée à des problèmes réels, que je ne nie pas. Mais les couloirs humanitaires contribuent précisément aussi à la changer. Il s’agit de comprendre que nous ne sommes pas en danger, mais que ces gens sont en danger. (cath.ch/mw/bh)
«Être comme le gardien de football»
Quelle est la situation de la communauté de Sant’Egidio ? Quelles sont ses perspectives?
Quand j’ai été reçu récemment par le pape François, il m’a dit: «Soyez toujours comme le gardien de l’équipe de football!» C’est-à-dire qu’il nous appartient de saisir le ballon d’où qu’il vienne: ne pas se limiter à un domaine ou à une spécialisation, mais être ouvert à tous les besoins et y donner des réponses, le plus concrètement possible. En fait, pour nous, vivre l’urgence, c’est notre normalité… Et au vu de cette caractéristique de notre communauté, nous avons pu nous adapter à la situation de crise sanitaire avec grande souplesse. De nombreux jeunes sont venus nous prêter main forte: cela donne beaucoup d’espoir pour l’avenir de nos sociétés. MW
«La diplomatie de l’amitié»
Se mettre «à l’écoute et en chemin avec ceux que personne n’écoute», s’engager pour la «diplomatie de l’amitié»: depuis 1968, la communauté de Sant’Egidio – forte aujourd’hui de 60’000 membres dans plus de 70 pays – s’active auprès des personnes en marge de la société et cherche à «gagner la paix» dans les situations où la guerre fait rage. À son initiative ont aussi été mis sur pied dès 2015 les «couloirs humanitaires», encadrant l’accueil et l’intégration sur sol européen de réfugiés vulnérables provenant de l’autre côté de la Méditerranée. MW