Corruption et «princes de l'Eglise»: qu’attendre des mesures du pape?
Les mesures anti-corruption et celles visant le système judiciaire du Saint-Siège, annoncées par le pape les 29 et 30 avril derniers, seront-elles suivies d’effets? Pour John L. Allen Jr., rédacteur en chef de Crux, un site américain spécialisé dans la couverture du Vatican, il ne faut pas s’emballer. Analyse.
Personne n’a été surpris le week-end dernier, les 1er et 2 mai, lorsqu’une femme de 46 ans a été assignée à résidence pour vol aggravé dans une petite église de la province de Reggio Calabre, à l’extrême sud de l’Italie, souligne John L. Allen Jr., rédacteur en chef du site américain Crux. La femme travaille comme femme de ménage, et l’Eglise faisait partie de ses clients.
Elle a apparemment déclaré à la police que le prêtre ne la payait presque pas pour plusieurs heures de travail hebdomadaires, et qu’elle avait donc pris l’habitude de retirer simplement l’argent du tronc des pauvres, lorsqu’elle l’ouvrait pour faire la poussière. Selon elle, cet argent faisait partie de sa rémunération, même si elle n’a jamais eu la permission formelle de le prendre, et elle a insisté sur le fait qu’elle n’avait rien fait de mal.
Cet incident me vient à l’esprit à la lumière de la modification du système judiciaire du Vatican, introduite par le pape François le 30 avril dernier. Saluée dans certains milieux comme un pas en avant spectaculaire vers la responsabilité, elle a aussi suscité scepticisme et cynisme chez d’autres. En effet, l‘amendement permet aux tribunaux civils ordinaires du Vatican de juger les affaires contre les cardinaux et les évêques. Auparavant, si un cardinal ou un évêque avait été accusé d’un crime civil en vertu des lois de l’Etat de la Cité du Vatican, l’affaire aurait dû être entendue par la Cour suprême du Vatican, présidée par un cardinal.
Cette décision met fin au privilège traditionnel dont jouissaient les hauts prélats de n’être jugés que par leurs pairs, en les soumettant à la même procédure judiciaire que n’importe quel autre accusé, bien que le pontife doive toujours approuver un tel procès. Cette mesure est présentée à la fois comme le dernier coup porté par François contre le cléricalisme et comme un signe de sa détermination à combattre le crime et la corruption dans ses propres rangs.
En ligne de mire, le cardinal Angelo Becciu
Dans certains commentaires, la question est de savoir si François pensait à un prélat en particulier, le suspect habituel étant le cardinal italien Angelo Becciu – soit pour le détournement présumé de fonds du Vatican au profit de membres de sa famille, pour lequel il a été renvoyé par le pontife de son poste de préfet de la Congrégation pour les causes des saints en septembre dernier. Soit pour son rôle dans le scandale immobilier londonien qui a débuté alors qu’il était le substitut, en fait le chef de cabinet, de la Secrétairerie d’Etat.
Bien que, jusqu’à présent, les enquêteurs du Vatican n’aient pas inculpé Angelo Becciu d’un quelconque crime lié à l’affaire de Londres, ils ont demandé l’extradition d’Italie de Cecilia Marogna, une associée et compatriote du cardinal sarde, surnommée «la Dame du Cardinal» (la demande a été abandonnée en janvier après que la Cour suprême italienne ait exprimé des doutes quant à sa légalité, ndlr).
Trois raisons d’attendre
Mais avant de s’emballer, il y a au moins trois raisons d’attendre et de voir. La première est le problème du tronc des pauvres, à savoir que, dans de nombreux cas, les personnes responsables de ce que l’on considère aujourd’hui comme de la corruption ne pensent sincèrement pas qu’elles font quelque chose de mal.
Prenez les accusations initiales du pontife contre le cardinal Becciu: siphonner de l’argent au profit d’une entreprise de construction appartenant à son frère pour des réparations aux nonciatures à l’étranger et transférer des fonds de charité à deux fondations en Sardaigne dans lesquelles d’autres parents sont impliqués. Lors de la conférence de presse qu’il a donnée le lendemain, Mgr Angelo Becciu n’a pas tant nié ces allégations qu’insisté sur le fait que ses actes n’avaient à ses yeux rien d’anormal.
En général, les Italiens ont tendance à être relativistes en ce qui concerne la loi et absolutistes en ce qui concerne la famille, note John Allen. En effet, le fait de contourner les règles relatives aux appels d’offres et aux conflits d’intérêts afin d’aider des parents, et d’autres personnes assimilées à des proches, est considéré par de nombreux Italiens non seulement comme acceptable, mais aussi comme noble. Jusqu’à ce que cette culture change, les motu proprio en eux-mêmes sont un peu comme des arbres qui tombent dans la forêt sans que personne ne puisse les entendre.
La loi entrainera-t-elle des condamnations?
Deuxièmement, la qualité d’un processus juridique dépend de la volonté de l’utiliser, et il reste à voir si Becciu, ou toute autre personne occupant un poste de haut niveau, sera effectivement mise en examen et jugé. Jusqu’à présent, la pratique habituelle a été d’inculper les laïcs et les clercs de rang inférieur tout en isolant les hauts responsables du blâme – dans certains cas, en refusant même de les citer comme témoins. En théorie, la Cour suprême du Vatican aurait pu instruire contre des cardinaux et des évêques depuis le début des affaires. Le simple fait que la juridiction ait été transférée ne signifie pas automatiquement que nous verrons bientôt des têtes sur des piques.
À titre de comparaison, le récent motu proprio du pape sur la responsabilité épiscopale dans les cas d’abus sexuels,Vox Estis, (promulgué le 9 mai 2019, il établit de nouvelles normes de procédure pour lutter contre les abus sexuels, ndlr) a jusqu’à présent entraîné une augmentation des plaintes et des enquêtes. Mais il n’y a pas eu de condamnations très médiatisées. Au pire, les évêques visés par une plainte Vox Estis ont démissionné sans explication officielle – la démission le 13 avril dernier de l’évêque Michael J. Hoeppner de Crookston, dans le Minnesota, en est un exemple – mais ce n’est pas la même chose qu’une déclaration légale de culpabilité.
Le frein de la déférence vis-à-vis des hauts prélats
Troisièmement, il y a la question de savoir si les tribunaux inférieurs du système juridique du Vatican, dirigés par des laïcs, seront plus enclins à être sévères envers les cardinaux et les évêques qu’un tribunal présidé par un autre prince de l’Église. L’expérience montre que la plupart des laïcs susceptibles d’obtenir des postes importants au Vatican ont tendance à faire preuve de déférence à l’égard de l’autorité ecclésiastique et à accorder aux prélats le généreux bénéfice du doute.
Bien sûr, toutes les réformes peuvent être frustrantes, fragmentaires et lentes, et même les plus radicales et les plus réussies, à un moment donné, ont probablement semblé prometteuses mais non prouvées. L’avenir nous dira si c’est le cas de la dernière innovation du pape – ou si, comme cela s’est produit si souvent dans le passé au Vatican, il s’agit d’un autre cas où tout semble changer pour qu’en réalité, tout reste pareil, conclut John Allen. (cath.ch/cruz/j.l.a./cp)