Le Père Georges Aboud dénonce les ravages de l’embargo en Syrie
«Il n’y a en Syrie, en ce moment, aucune alternative connue et crédible à Bachar el-Assad», confie le Père Georges Aboud, de passage les 17 et 18 avril 2021 dans la paroisse St. German de Gurmels (Cormondes), dans le canton de Fribourg. Invité à témoigner par l’œuvre d’entraide Aide à l’Eglise en Détresse ACN, le religieux libanais a longtemps été curé d’une paroisse de Damas.
Par Jacques Berset pour cath.ch
Les chrétiens syriens restés au pays, comme nombre de leurs concitoyens musulmans, craignent que si le régime en place à Damas venait à tomber, ce serait un terrible chaos, comme en Libye ou en Irak. Et les nombreuses minorités du pays (alaouites, chrétiens, chiites, druzes, etc.) seraient les premières à en payer le prix, notamment les chrétiens, qui forment une des plus anciennes communautés chrétiennes au monde. Les chrétiens de diverses obédiences, avant le conflit débuté il y a dix ans, formaient le 10 % de la population syrienne; ils seraient actuellement moins de la moitié, bien qu’aucun chiffre précis ne soit disponible.
Retour à Kassa’a
Le Père Georges Aboud travaille depuis juillet 2019 comme vicaire dans une paroisse de la ville allemande de Heiligenhaus, non loin de Düsseldorf. Le religieux libanais de l’ordre basilien salvatorien fut longtemps curé grec-catholique melkite de la paroisse de Saint-Cyrille, dans le quartier de Kassa’a, à Damas. Il y fut vicaire entre 1995 et 1998, puis curé de 2001 à 2019. Il a connu de près les affres d’une guerre atroce qui a déjà causé quelque 380’000 morts et 11 millions de déplacés ou de réfugiés, selon les chiffres de l’ONU.
Il manque 5 millions de Syriens dans le pays, réfugiés surtout en Turquie, au Liban, en Jordanie, également en Irak. Certains ont pu partir en Europe, au Canada, en Australie. L’Eglise du Canada, en collaboration avec le gouvernement, a accueilli des familles chrétiennes, note le Père Aboud.
Les ravages de l’embargo
L’ancien curé de Saint-Cyrille s’est rendu une nouvelle fois dans son quartier de Kassa’a en janvier dernier. «Ma paroisse, pendant les combats dans la périphérie de Damas, se trouvait dans la partie contrôlée par le gouvernement. C’était une zone ›relativement épargnée’, même si les rebelles nous ont bombardés à maintes reprises. Des obus sont tombés sur notre église, sur le centre paroissial, sur des maisons. Les quartiers voisins où habitent aussi nombre de chrétiens, comme Bab Touma et Bab Charki – la «porte de l’Orient» par où, selon une tradition chrétienne locale, l’apôtre Paul de Tarse quittera la ville, caché dans une corbeille – ont également été visés par les obus des rebelles.
Une communauté chrétienne qui se réduit inexorablement
Mais dans la périphérie de Damas, à Aïn Terma, dans la Ghouta orientale, ou à Daraya, ville natale du patriarche grec-catholique melkite Grégoire III Laham, les chrétiens ont dû abandonner leurs maisons détruites par les bombardements.
Aujourd’hui, si les rebelles et les djihadistes ont été chassés des périphéries de Damas, son ancienne paroisse de Saint-Cyrille, qui comptait alors 15’000 fidèles, s’est désormais réduite d’au moins un tiers, peut-être d’une bonne moitié, relève le religieux originaire de Kfarnabrakh, dans le Chouf, au Mont Liban.
«Il n’y a pas de statistiques sûres concernant les chrétiens en Syrie, mais ceux qui le peuvent partent, car personne ne peut prévoir le futur. Il y a certes la tranquillité dans les régions sous contrôle gouvernemental, on peut se déplacer, mais l’embargo international imposé à la Syrie touche avant tout les simples citoyens. Comme partout, les plus favorisés s’en sortent! Maintenant, la situation a encore été aggravée par de nouvelles sanctions visant la Syrie et les entreprises étrangères commerçant avec elle, car les Etats-Unis ont imposé la loi «César» (Caesar Syria Civilian Protection Act), entrée en vigueur le 17 juin 2020.
Les graves conséquences de la «loi César»
«En janvier, en me rendant dans mon ancienne paroisse, j’ai vu une ville triste. Les gens ne disposent d’électricité que quatre à six heures par jour, parfois il n’y en a pas. Il manque d’essence pour se déplacer en voiture, de diesel pour se chauffer. L’embargo fait des ravages: on manque de médicaments et d’appareils médicaux. On a bien des fabriques de médicaments en Syrie, mais il faut importer les matières premières. Si à Damas les hôpitaux fonctionnent, beaucoup de médecins ont émigré. Rien qu’en Allemagne, on compte de 16 à 18’000 médecins syriens! Si avant la guerre, il fallait environ 50 livres syriennes pour un euro, il en faut maintenant 4’000. Tout est devenu très cher, les salaires ne suffisent plus… Tout a empiré pour le simple peuple avec la loi «César!»
A l’heure actuelle, les relations des chrétiens avec les musulmans se sont un peu normalisées. Même au plus dur du conflit, là où chrétiens et musulmans vivaient ensemble, là où le gouvernement avait le contrôle, les gens vivaient ensemble. Mais là où les groupes armés et les djihadistes s’emparaient du terrain, la plupart des chrétiens ont fui. Il reste cependant plusieurs couvents franciscains dans les zones contrôlées par les rebelles, dans la zone d’Idlib, près de la frontière turque, notamment à Qunaya, où vit un père franciscain et quelques familles chrétiennes.
En sécurité dans les zones contrôlées par le gouvernement
Les chrétiens, minoritaires au milieu d’une majorité musulmane, restent prudents, car beaucoup ont perdu confiance, et leur sécurité dépend du contrôle gouvernemental. Mais relève le Père Aboud, l’islam syrien – contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays musulmans de la région – est historiquement plus ouvert, et cela est notable dès le départ des Ottomans en 1918, même s’il y a une minorité fondamentaliste et radicalisée.
«Au moment du ramadan, en Syrie, les boutiques et les restaurants restent ouverts. Aujourd’hui, l’islam syrien reste en général plus tolérant qu’ailleurs, mais dès le début du soulèvement, on a vu rapidement des infiltrations venues de l’étranger». Les chrétiens craignaient alors la prise de pouvoir par les Frères musulmans et l’instauration de la charia dans le pays, dans le sillage de ce que l’on appelait le «printemps arabe».
Mais pour le Père Aboud, l’intervention étrangère en Syrie n’a pas pour but d’installer la démocratie, elle a, avant tout, des visées géopolitiques, à savoir changer les alliances de la Syrie avec l’Iran et le Hezbollah et contrer l’influence de la Russie dans la région. Et, en évoquant le projet de gazoduc Qatar-Turquie qui éviterait la dépendance européenne du gaz russe, cette stratégie a aussi des buts économiques. (cath.ch/jb/bh)
Minorité chrétienne menacée d’extinction
Au cours de la dernière décennie, la fondation pontificale «Aide à l’Église en Détresse ACN» a mis en œuvre 979 projets visant à soulager la population, en particulier la minorité chrétienne menacée d’extinction. ACN indique avoir consacré à la Syrie 41,8 millions d’euros entre 2011 et mars 2021. La majeure partie de ce budget, soit plus de 33 millions d’euros, a été affectée à des projets d’aide humanitaire de subsistance, d’assistance médicale, de nourriture, de vêtements, des kits de santé et une aide à l’éducation. Au total, 418 projets réalisés en coordination avec les Églises locales des différents rites sont venus en aide aux habitants des villes les plus frappées par la guerre, comme Alep, Homs, Damas, Marmarita et Tartous. C’est dans ces villes que se concentre la majeure partie de la population chrétienne de Syrie. JB