L'élection de Joe Biden révèle les fractures de l'Eglise américaine
Dans les nombreuses traditions qui entourent une investiture présidentielle, les catholiques semblent avoir créé la leur, en particulier lorsque l’élu est un démocrate: des messages en ordre dispersé de la part du Vatican et de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis (USCCB).
Par John L. Allen Jr., Crux Now/traduction: Raphaël Zbinden
Lorsque Barack Obama a été élu pour la première fois, en 2008, le pape Benoît XVI a envoyé une note de félicitations le 5 novembre, rompant ainsi la coutume d’attendre le jour de l’investiture. Le journal du Vatican, L’Osservatore Romano, y a vu une façon de marquer l’espoir considérable soulevé par la victoire d’Obama. Plus tard, Gian Maria Vian, rédacteur en chef de la publication, a défendu Barack Obama contre la critique «pro-vie», en insistant sur le fait qu’il n’était pas un «président pro-avortement».
Ces positions enthousiastes à l’égard du premier président noir des Etats-Unis contrastaient fortement avec la ligne plus dure des évêques américains, menés par le cardinal Francis George, archevêque de Chicago (décédé en 2015), principalement préoccupés par l’avortement. Le prélat américain ne s’était pas privé d’exprimer, en coulisses, son vif mécontentement auprès de la Secrétairerie d’État du Vatican.
Pas une séquence «bon flic/mauvais flic»
Le 20 janvier 2021, pour l’investiture de Joe Biden, le Vatican et l’USCCB ont tous deux envoyé leur message de félicitation, et une nouvelle fois avec des tons dissonants. La brève note de félicitations du pape François au président Biden était distinguée et évitait les points de désaccord possibles. Le message plus long de Mgr José Gomez, archevêque de Los Angeles et président de l’USCCB, offrait prières et soutien, mais avertissait également que la nouvelle administration «ferait progresser les maux moraux et menacerait la vie et la dignité humaines». Il trace en cela des lignes claires sur les questions de «l’avortement, de la contraception, du mariage et du genre».
Il n’était en tout cas pas question d’une stratégie coordonnée de style «bon flic/mauvais flic», qui aurait permis au pape d’avancer une carotte pendant que les évêques brandissaient le bâton. Tant avec Barack Obama qu’avec Joe Biden, l’épisode a reflété la tension existant entre Rome et l’USCCB, où aucun des deux camps ne se satisfait de l’approche de l’autre.
Trois groupes en désaccord
Mais la différence entre 2009 et 2021, c’est huit ans de pontificat de François. Quand Barack Obama est entré en fonction, les évêques américains étaient largement unis autour du rejet de l’avortement. Alors qu’aujourd’hui, il y a suffisamment «d’évêques de François» aux États-Unis pour offrir un contrepoids vocal, plus proche de la ligne du Vatican.
Le 20 janvier, une telle voix a émané du cardinal Blase Cupich, archevêque de Chicago, considéré comme l’un des plus fervents alliés de François parmi les évêques américains. Sur Twitter, il a qualifié la déclaration de Mgr Gomez de «mal réfléchie» et a critiqué un manque de consultation dans son élaboration. Mgr Cupich a également averti qu’il n’allait pas en rester là, affirmant que «les dysfonctionnements institutionnels internes qui sont apparus doivent être traités».
«De nombreux catholiques américains trouvent en Joe Biden beaucoup de motifs d’admiration»
Nous avons ainsi aujourd’hui trois groupes, et non plus seulement deux, en désaccord au sein de la structure du pouvoir catholique: le Vatican, la direction de l’USCCB et un groupe d’évêques de plus en plus influents qui sont en désaccord avec cette direction.
On peut certainement trouver cet état de division inquiétante, surtout au moment où un nouveau président appelle les Américains à l’unité. Il est pourtant possible d’en donner une lecture du «verre à moitié plein»: à une époque où les «faits» semblent être à «géométrie variable», la discorde reflétée dans ces messages a au moins la vertu d’être honnête.
Conflit interne
Plus important encore, il ne s’agit pas exclusivement, ni même principalement, d’une tension entre Rome et l’USCCB, ou entre Mgr Gomez et Mgr Cupich. Il s’agit plutôt d’une ligne de faille qui traverse le cœur et l’esprit de nombreux catholiques américains eux-mêmes.
Maints fidèles souhaitent ainsi sincèrement que l’Église aux Etats-Unis s’associe à la nouvelle administration pour aider à construire une société post-pandémique marquée par une plus grande inclusion, une plus grande justice raciale, un environnement plus sain, et mener à bien d’autres objectifs urgents.
Sur le plan personnel, de nombreux catholiques américains trouvent en Joe Biden beaucoup de motifs d’admiration. Au-delà de sa foi catholique fervente, ils croient en son engagement à se comporter décemment, et ils ne veulent pas voir leur Église – qui est, après tout, également celle du président – devenir son ennemie, surtout pas dès les premiers jours.
Ceci dit, de nombreux catholiques américains considèrent, à l’instar de Mgr Gomez, la défense de la vie à naître comme une «priorité absolue». Ils luttent donc pour concilier leur enthousiasme pour le ton civil et le programme largement axé sur le social de Joe Biden avec la réalité selon laquelle il va probablement poursuivre des politiques favorables à l’avortement. A cet égard, le Dr Anthony Fauci a averti le 21 janvier à l’Organisation mondiale de la santé que Biden s’apprêtait à abolir la politique de Mexico, qui interdit le financement par les États-Unis de groupes étrangers qui fournissent ou orientent des patientes vers des services d’avortement. Lorsque cela se produira, il y a de fortes chances pour qu’un certain nombre de catholiques enclins à donner une chance à Joe Biden soient déçus.
Réconcilier les points de vue
Il n’est donc pas adéquat de présenter les messages contradictoires du 20 janvier comme un conflit entre deux factions opposées. Certes, certains évêques sont davantage enclins à entrer en guerre contre le président Biden que d’autres, qui sont disposés à établir une paix séparée. Et ils continueront probablement à s’affronter – à moins que l’USCCB ne trouve un moyen de gérer ces différends de manière plus discrète et moins publique.
Cependant, pour les personnes qui vivent et respirent sans faire de déclaration ou convoquer des conférences de presse, il ne s’agit pas d’être dans un camp ou dans l’autre, mais plutôt de faire coexister en son for intérieur un conflit de cœur et de sensibilité. Un catholique attaché à la foi plutôt qu’à une posture partisane, a dû ressentir de la sympathie, le 20 janvier, à la fois pour Rome et pour la Conférence épiscopale américaine, donc à la fois pour Mgr Gomez et Mgr Cupich, en souhaitant avoir une formule magique pour réconcilier les points de vue.
En tant que deuxième président catholique du pays, la relation de Joe Biden avec son Eglise sera inévitablement un point crucial de sa présidence. Reste à voir comment il dénouera le sac de nœuds. Mais ce n’est peut-être pas une mauvaise chose qu’il ait reçu, dès le premier jour, fortuitement, un rappel de l’ampleur de la tâche qui l’attend. (cath.ch/crux/ja/rz)
Mgr Cupich rencontrera le pape
Le 30 janvier 2021, le Vatican a publié une liste des rencontres prévues entre le pape François et des personnalités, sur laquelle apparaît le nom de Mgr Blase Cupich. «Dans ce contexte, la plupart des observateurs ont interprété cette rencontre comme un signe de soutien du pape François à Mgr Cupich, dans sa dispute avec Mgr Gomez, et, plus largement à une approche positive envers la nouvelle administration Biden», écrit ainsi John L. Allen dans Crux Now. RZ