Luc Dumas: «Vous avez une vocation divine!»
Le dominicain Luc Dumas, 93 ans, fut aumônier de jeunesse, peintre, sculpteur, écrivain, professeur de philosophie. Fils de l’architecte Fernand Dumas, de Romont, il a posé, enfant, pour le peintre Gino Severini à la basilique Notre-Dame de Lausanne. Rencontre à Lausanne avec un artiste habité par les mystères de la vie.
Il faut, pour rencontrer Luc Dumas, monter haut. Après six étages en ascenseur, dans un immeuble du centre de Lausanne, il faut encore grimper jusqu’à son repaire. Et voilà «Aquino», un nid d’aigle rond et encombré. Grand, voûté par l’âge, le peintre et sculpteur navigue entre un vieux fauteuil et son atelier. Il accueille avec le sourire, invite à s’asseoir, parle de ses livres, relance la conversation. Il vibre, questionne, réplique, repart, incessamment. Le lieu s’y prête. «Aquino», rond et large, respire l’art, par tous ses pores: des tableaux, des statuettes en bronze, des éléments en cire, tout témoigne d’une vie vouée à la peinture et à la sculpture.
Les trois anges
Dans son pied à terre, Luc Dumas, 93 ans, est une personnalité discrète, désormais. Il est le fils de Fernand Dumas, architecte de Romont, membre du Groupe de Saint-Luc, pionnier du renouveau de l’art sacré en Suisse romande dans l’entre deux-guerres. Luc est né François. François dit «Bachu», du sobriquet dont on l’a affublé, enfant. «Mon père faisait une église et un gosse par an. Au huitième enfant, il continua les églises, parce qu’il y réussissait mieux», raconte son fils.
Fernand Dumas, ami de Gino Severini, proposa que le jeune François serve de modèle pour les anges que le peintre italien peignait alors à l’église Notre-Dame de Lausanne. Ainsi la grande fresque (actuellement en cours de rénovation) porte la marque de «Bachu» enfant: «C’était en 1934 et je devais avoir six ans, se souvient-il. J’avais des cheveux blonds bouclés: c’était parfait pour les trois anges de l’Annonciation. J’ai travaillé à nouveau avec Severini après la guerre, au couvent des capucins de Sion. Cette fois-là, je préparais les couleurs pour lui».
Volubile, il oriente le débat vers la destinée humaine, le monde. «J’aimerai dire à mes contemporains: ›Vous avez une vocation divine!’. Qui ose encore dire cela aujourd’hui? Le monde vit à l’envers! On nous accable car nous sommes égoïstes, pas heureux… On ne s’aime pas, on exige trop de soi-même».
Les foudres de l’évêché
Luc Dumas a connu bien des vicissitudes. Jeune dominicain, il est orienté vers l’aumônerie des gymnases à Lausanne. L’artiste confectionne des cartes de Noël qu’il fait vendre à la sortie des messes pour financer l’aumônerie. Il organise des camps de vacances dans les Vosges. Après le Concile, à la fin des années 1960, la jeunesse bouillonne. Elle s’engage, ouvre des brèches œcuméniques. Une crise survient. Agissants, les dominicains lausannois s’attirent les foudres de l’évêché et du cardinal Journet. Le Père Dumas prend la défense de Charles Journet. Il est rabroué par ses confrères.
Mis à l’écart, il s’installe à «Aquino», un vaste studio trouvé «par hasard», en haut de la rue de Bourg à Lausanne. «J’y suis depuis 53 ans», constate-t-il, rappelant que «le hasard est le nom que prend Dieu quand il veut garder l’anonymat». Il n’a jamais quitté cet endroit, à la fois atelier, refuge et oratoire.
Chaussettes noires ou blanches?
De fait, c’est aussi «par hasard» qu’il est entré dans l’ordre de saint Dominique. «J’ai failli aller à Saint-Maurice, chez les chanoines», confie-t-il. Son père Fernand Dumas fait venir un «recruteur». «Il avait une mission: ›François, tu dois rejoindre les dominicains’». Hésitant, le jeune François avait dit aux dames de sa maison : «Ce soir, je vous dirai s’il vous faut me tricoter des chaussettes noires ou des chaussettes blanches», selon la congrégation choisie. «Quand j’ai annoncé qu’elles seraient blanches, mon père a exulté de joie». Ce sera les dominicains.
Pourtant, sa vie de religieux, après un noviciat épanouissant, ne fut pas facile. Mis à l’écart après quelques années, il fait fructifier d’autres talents: il va peindre, sculpter, écrire, enseigner la philosophie. Ses livres, notamment Bachu, puis Bachu chez les justes, publiés à L’Age d’Homme dans les années 1980, racontent son enfance à Romont et ses débuts de religieux. «La petite République» de Romont devient, sous sa plume: «Un gros Mont-Saint-Michel de campagne, lourd et paresseux, allongé à plat ventre dans les champs». Ses livres détaillent maints épisodes de sa vie familiale et religieuse avec tendresse et humour: sa ville natale, son père, les intrigues de la fratrie, puis le couvent, tout y passe.
Mystère glorieux
Aujourd’hui, Luc F. Dumas (tel qu’il signe ses livres) reste profondément pétri de sa culture humaniste et chrétienne. «C’est incroyable que Dieu vienne nous dire: ›Vous êtes des dieux!’», lance-t-il. Habité par les mystères de la vie, il cite – tels les chapitres de Bachu chez les justes – la division en mystères joyeux, douloureux et glorieux. «Dans tout chrétien, il y a ce programme, la vie, la mort et la résurrection. Mais, précise-t-il, je veux réhabiliter les mystères glorieux. Car un chrétien, s’il est fidèle à cette mystérieuse identification au Christ, passera par ces trois étapes». Et au final, «le Christ est vraiment ressuscité».
Au terme d’une vie passionnante qu’il parcourt avec lucidité, Luc Dumas, modèle angélique de Severini, professe: «Le but est de revenir à soi-même. Car l’exil seul nous enseigne la patrie…». (cath.ch/bl)