Pierre-Yves Gomez: «'Fratelli tutti' va aux racines de notre humanité»
Par Hugues Lefebvre/I.Media
Une semaine après la signature de Fratelli tutti par le pape François à Assise, le 3 octobre 2020, l’économiste Pierre-Yves Gomez analyse pour I.MEDIA la troisième encyclique du pontife argentin. Il explique notamment pourquoi la propriété privée ou bien les frontières sont des «droits naturels secondaires» pour l’Eglise.
En tant qu’économiste, comment avez-vous reçu l’encyclique du pape François?
Pierre-Yves Gomez: Fratelli tutti n’est pas une encyclique portant sur l’économie au sens strict. Il faut la lire dans le sillage de Laudato si’, qui suggérait des réformes économiques – sur la finance ou sur l’économie locale notamment. Fratelli tutti, c’est un texte sur l’écologie humaine qui donne des fondements humanistes pour éclairer l’écologie intégrale décrite dans Laudato si’.
Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est la radicalité avec laquelle le pape François nous enseigne les fondements de cette écologie humaine. Par radicalité je veux dire qu’il revient, sans ambages, aux racines de ce qui fait notre humanité. Par exemple, au niveau économique, son rappel de la pensée de l’Eglise sur la propriété privée est profondément radical.
Justement, que veut dire le pape lorsqu’il parle de la propriété comme d’un droit naturel secondaire?
D’abord, ce n’est pas une invention de François. Cette notion est présente dès les origines de l’Eglise. La propriété est destinée à tous pour que tout le monde puisse en vivre. Pour autant elle n’est pas gérée par tous, collectivement. Elle peut être détenue par des personnes privées. Mais une telle propriété privée n’a de sens que comme un droit et donc une responsabilité sur la propriété commune. C’est pourquoi la propriété privée ne doit pas devenir «privante». Il est bon de gérer une propriété privée mais dans la mesure où cette gestion reste ordonnée au bien commun. En ce sens, c’est un droit naturel mais qui reste secondaire. Ce qui est premier c’est la destination universelle de ce que l’on possède.
Le pape François explique clairement que celui qui possède un bien a ainsi une formidable occasion de servir le bien commun, plutôt que de se contenter de gérer son bien pour lui-même. Car la somme des intérêts particuliers ne conduit pas nécessairement au bien commun. Elle peut aussi conduire au désastre commun. Il y a là une critique claire d’une logique libérale qui conduirait à un individualisme autocentré. Chercher son intérêt en tant qu’être humain, c’est contribuer au bien pour tous. Finalement, c’est la noblesse de la propriété privée que de n’être qu’un droit naturel secondaire.
«La somme des intérêts particuliers ne conduit pas nécessairement au bien commun. Elle peut aussi conduire au désastre commun.»
Affirmer cela aujourd’hui a quelque chose de révolutionnaire…
Et pourtant il n’y a rien de nouveau dans ce discours. Dans l’encyclique, François cite d’ailleurs saint Jean Chrysostome et saint Grégoire le Grand qui avaient des formules toutes aussi radicales: « Quand nous donnons aux pauvres les choses qui leur sont nécessaires, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux», affirmait magnifiquement saint Grégoire.
Si une telle pensée s’oppose à un libéralisme individualiste, elle n’est en rien collectiviste ou communiste. Car il ne s’agit pas de mettre tout en commun ou de laisser à l’État la charge de tout gérer. La propriété privée est un droit naturel, rappelle l’Église, mais un droit ordonné au bien commun.
Jean-Paul II, très marqué par son histoire et par l’opposition entre libéralisme et socialisme, ou Benoit XVI ont dit les mêmes choses dans un autre style. Il n’empêche: cette notion de propriété privée subordonnée au bien commun est une constante de l’enseignement de l’Eglise.
Cette notion de propriété privée subordonnée au bien commun est une constante de l’enseignement de l’Église.»
La vision économique de François, comme sa manière de parler de la question des migrants, peut sembler utopique pour certains. Le pape est-il naïf?
On a parfois l’impression que la question migratoire est obsessionnelle pour le pape François. Mais cette encyclique permet de mieux comprendre l’importance du sujet. D’abord, l’encyclique n’est pas un programme d’actions politiques et il serait pour le coup parfaitement naïf de la lire ainsi. Fratelli tutti va aux racines de notre humanité et pose des fondements humanistes pour l’action. Dire que la propriété privée n’est qu’un service ordonné au bien commun est affirmer un fondement pour l’action économique juste. Dire que le monde est « un » est affirmer un fondement pour l’action politique juste.
Le pape a conscience du fait que les gens qui ne partagent pas ces fondations le trouveront naïf. Mais ce qui me semble très naïf, c’est de croire que l’on peut faire de l’économie ou de la politique sans aucun fondement.
Au sujet des migrants, il commence donc par rappeler que la terre appartient à tout le monde et que chacun a le droit d’y vivre. Ainsi, on ne doit pas penser une politique juste à partir de frontières mais à partir de l’unité du genre humain.
Pour autant, je ne lis pas cette encyclique comme faisant la promotion d’un monde sans frontières – le pape François sait bien que la solution n’est pas d’ouvrir les frontières au point de ne plus pouvoir accueillir convenablement le migrant. Je la lis comme un rappel qu’il nous faut toujours penser notre action politique et économique en partant du principe que la terre est à tous et que la vie de l’autre, obligé de migrer pour survivre, me concerne.
«Le monde n’est pas la somme de patries distinctes. C’est une humanité commune qui vit dans des patries différentes.»
Le pape François parle aussi de la « patrie » dans son encyclique…
Absolument. Le pape François n’a jamais condamné l’existence des pays et des patries. Au contraire, il a dans Fratelli tutti des mots très forts sur le peuple, sur l’amour de la patrie – des mots que certains ne semblent pas avoir lus.
Comme la propriété privée, la frontière est un droit secondaire. Celui de protéger le peuple des agressions, y compris idéologiques. Mais de même que ma maison n’est pas que ma maison pour moi-seul, notre patrie n’est pas que notre patrie pour nous-seuls. Elle est ouverte et bénéficie de ce qui peut l’enrichir. Le monde n’est pas la somme de patries distinctes. C’est une humanité commune qui vit dans des patries différentes et construit un polyèdre aux multiples faces, une image chère au Pape. Un tel fondement pour la politique ouvre le destin de chaque peuple et de chaque patrie à un horizon plus large que la défense recroquevillée des postes-frontières et des citadelles. (cath.ch/imedia/hl/bh)
La théorie des croyances en économie
Pierre-Yves Gomez est né le 15 mars 1960 à Oran, en Algérie. Après l’indépendance du pays, sa famille quitte Oran pour la France où il vit depuis. Il est économiste, docteur en gestion et professeur à EMLYON Business School où il a fait toute sa carrière. Il est titulaire d’un Doctorat en sciences de gestion, obtenu en 1994 à l’Université Lyon III. Il enseigne la stratégie et la gouvernance d’entreprise. Entre 1998 et 2000, il a été professeur invité puis chercheur associé à la London Business School.
Il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE), centre de recherche et laboratoire social sur la gouvernance d’entreprise et la place de l’entreprise dans la société. Intervenant dans le débat public et dans les médias, il tient une chronique mensuelle dans le supplément économique du journal Le Monde depuis 2008. Il a été élu président de la Société française de management en janvier 2011.
Les travaux de Pierre-Yves Gomez portent principalement sur la théorie des croyances en économie (théorie des conventions), le gouvernement des entreprises, les liens entre travail, la gouvernance et l’économie politique. Il offre ainsi une lecture du capitalisme contemporain et propose une vision fondée sur l’Ecologie humaine. BH
La fraternité universelle «qui s’étend au-delà des frontières a pour fondement ce que nous appelons 'l’amitié sociale’», déclare le pape François dans son encyclique Fratelli tutti – tous frères, en italien – signée à Assise le 3 octobre 2020 et publiée le 4 octobre. Selon lui, c’est en articulant cet «amour universel» et la reconnaissance de «chaque être humain comme un frère ou une sœur» qu’il est «possible d’accepter le défi de rêver et de penser à une autre humanité».