Damien Clerc: «La politique est plus qu'une affaire de séduction»
Professeur de philosophie au Collège des Creusets à Sion, membre de l’assemblée constituante valaisanne, Damien Clerc vient de publier un Petit manifeste de la démocratie chrétienne. Cet opuscule de 80 pages entend restaurer une vision forte d’une démocratie basée sur la liberté personnelle et la solidarité commune. Rencontre à Martigny où il vit avec sa femme et leurs cinq enfants.
Réalisée avant la publication de Fratelli tutti, cette interview entre néanmoins en résonance avec les propos du pape François dans son encyclique, en particulier sur la politique et la démocratie.
Avec votre Petit manifeste de la démocratie chrétienne vous exprimez la volonté de restaurer le dialogue en politique.
Damien Clerc: Lorsque je me suis retrouvé pour les premières fois en plénum de l’Assemblée constituante en Valais, j’ai été frappé à la fois par la polarisation et la dégradation du dialogue. Nous assistons à une espèce de match de ping-pong, avec des attaques ad hominem. C’est une politique de raccourcis faite de «y a qu’à…».
Face à cette dégradation, vous expliquez que la notion de vérité reste la question majeure de la politique.
Pour Aristote, la politique est la science ‘architectonique’, c’est-à-dire celle qui structure. Elle demande une culture générale et une vision globale du monde dans sa complexité. Elle touche à tous les sujets et concerne le vivre-ensemble et le bien commun.
En Suisse le peuple est souverain, donc la vraie question est «que proposons-nous au souverain?» A mon sens, un parti politique a le rôle d’être le conseiller du souverain. Un conseiller peut se dire: «Que vais-je dire à mon roi pour lui plaire et garder sa faveur?» ou bien «Vais-je lui parler de ce que je pense bon et nécessaire pour le peuple?»
«L’absence de notion du vrai ouvre le champ à tous les populismes. Car la politique n’est alors plus qu’une affaire de séduction et de marketing.»
Aujourd’hui de l’avis général, il n’y a pas de vérité, mais seulement des opinions dont il faut protéger l’expression.
Cette vision conduit tôt ou tard à la loi du plus fort, celle du mâle alpha, de la sélection naturelle. Le monde politique actuel est totalement aveugle sur cet aspect. Pour beaucoup, ‘chacun son opinion’ signifie ‘je suis respectueux de tous’. En fait ce ‘respect’ des diverses opinions ne met pas du tout à l’abri de la pensée unique. L’absence de notion du vrai ouvre le champ à tous les populismes. Car la politique n’est alors plus qu’une affaire de séduction et de marketing.
Nous sommes alors bien loin du bien commun.
Aristote disait déjà que le tout est plus que la somme des parties. Une vision éclairée ne peut pas considérer le bien commun comme l’addition des intérêts des individus ou des groupes. Le bien commun concerne la communauté. C’est en ce sens que la démocratie chrétienne peut avoir une réponse politique forte parce qu’elle a, d’une part, une vision de la personne dans son autonomie radicale et, d’autre part, de la communauté humaine dans son essence propre. Elle considère que si un membre souffre, c’est le corps tout entier qui souffre. Sans cette compréhension du lien entre la partie et le tout on ne peut avoir de vision politique intelligente.
«Est juste ce qui respecte la nature de la personne, dans son autonomie, sa diversité, sa créativité, ses charismes.»
De ce lien découle la notion de subsidiarité.
C’est vraiment une originalité de la doctrine sociale de l’Eglise et de la démocratie chrétienne, même si elle est difficile à expliquer et à vendre. J’y vois deux aspects fondamentaux. Le premier est que pour coller au réel, il faut que les personnes concernées puissent participer à la décision. Le deuxième est le fait de gouverner en cercles concentriques plutôt que dans une hiérarchie verticale. C’est-à-dire que l’on gouverne en élargissant au fur et à mesure le point de vue et le cercle de décision.
A ce propos, la question de la conciliation famille-travail est très significative. On peut, comme les socialistes, vouloir pour tout le monde des crèches publiques et gratuites, pour une société sans privilèges. Mais on peut aussi favoriser des solutions plus souples, tenant mieux compte des réalités familiales, avec des grands-parents, des proches-aidants, des parents qui font le choix de ne pas travailler pour se consacrer à leur famille etc. On peut alors imaginer d’autres solutions comme des bons de garde, des chèques familles, dans un tissu social dynamique. L’Etat conservant néanmoins la charge d’assumer les laissés-pour-compte. Dans ce sens, la vision chrétienne-sociale me semble à la fois pertinente, audacieuse et ambitieuse.
Un autre dogme de l’action politique contemporaine est celui de l’égalité.
Telle qu’elle souvent comprise aujourd’hui, la quête de l’égalité, comme un égalitarisme, conduit nécessairement à l’injustice. Est juste ce qui respecte la nature de la personne, dans son autonomie, sa diversité, sa créativité, ses charismes. Si on ‘tue’ ces éléments, on commet une grave injustice à l’égard de l’humanité. L’égalité comme principe de lutte contre les discriminations est un beau slogan dans la rue. Mais la réalité de ce que l’on propose c’est l’uniformité ou rien.
«En proposant le mariage aux homosexuels n’est-on pas en train de les hétéro-sexualiser?»
Le mariage pour tous en est un des exemples les plus frappants. Au lieu de respecter les homosexuels dans leur mode de vie propre, on leur propose ou impose d’adopter par le mariage le mode de vie des hétérosexuels et de la famille. N’y a-t-il pas là une discrimination fondamentale? N’est-on pas en train d’hétéro-sexualiser les homosexuels? A vouloir absolument l’égalité, on discrimine toute forme de vie plurielle.
La politique joue beaucoup aussi sur les promesses du progrès.
Toute personne un peu sensée sait que l’innovation n’est pas le progrès. Mais pour moi, il y a un enjeu plus psychologique derrière. Celui pour qui sa seule destinée est son existence matérielle et qui considère que sa vie n’a pas de sens en dehors de cela, va néanmoins être crispé sur son désir d’éternité et vouloir laisser une trace de son passage sur terre. Or n’entrent dans l’histoire que les personnes qui ont apporté une innovation, une nouveauté.
A mon avis, cette blessure psychique nous pousse dans le progressisme. Face à cela, la culture chrétienne invite l’homme à envisager sa destinée au-delà de son existence matérielle. Cela me semble le moyen d’éviter ce piège du progressisme.
«Les deux idéologies, celle de l’écologie profonde et celle du progressisme sont fondamentalement destructrices»
Un des enjeux politiques actuels les plus forts est celui des conséquences du changement climatique.
Nous assistons à un hiatus extraordinaire entre l’urgence climatique et l’utilitarisme que l’on retrouve dans le progressisme, avec par exemple le transhumanisme. Les deux idéologies, celle de l’écologie profonde et celle du progressisme, qui ont le vent en poupe et qui s’arrosent mutuellement de fleurs, sont fondamentalement destructrices. Il n’y a aucun moyen de retrouver un rapport harmonieux avec la nature si on ne considère pas la destinée de la nature pour elle-même. Ce qui veut dire une ouverture à la transcendance. Si derrière la nature, il n’y a que du néant, où est la nécessité de la sauver? Il n’y a qu’à l’exploiter au maximum, point-barre.
En l’absence de vision spirituelle, les positions écologistes sont souvent contradictoires. Comment peut-on défendre la permaculture tout en laissant manipuler le vivant humain par le génie génétique, la procréation médicalement assistée (PMA), ou la gestation pour autrui (GPA)? Ne faut-il pas, dans ce domaine là aussi, respecter la nature? Comment en prenant de tels faux plis dans une volonté de maîtrise totale, peut-on passer au lâcher-prise lorsqu’il s’agit d’environnement naturel? Sans transformation de la conscience humaine, il n’y aura jamais de vision correcte du rapport avec la nature. Je regrette beaucoup que la démocratie chrétienne n’ait pas su se positionner sur ce terrain.
Pour vous, analyser et comprendre notre rapport de possession aux biens et aux objets, mais aussi aux personnes, est déterminant pour définir une politique.
Oui, les objets que j’acquiers ne peuvent avoir une vraie finalité qu’en rapport avec la croissance de la personne humaine et de la communauté.
J’ai par exemple un budget pour ma voiture. Je peux choisir un modèle rapide qui me procurera la griserie de la vitesse, mais je peux aussi choisir un véhicule capable de transporter non seulement ma famille, mais encore d’autres personnes. Dans ce cas là, l’objet devient un lieu d’épanouissement pour un plus grand nombre.
«Dans un monde limité, la croissance est forcément vouée à terme à l’échec»
Vous osez aussi la notion de décroissance.
Cette question crispe les fronts. Les tenants du libéralisme et de la croissance invoquent à juste titre la liberté et la responsabilité individuelle, à partir de l’autonomie de la conscience. Mais l’homme est un animal social qui ne peut vivre qu’en relation. Au minimum entre un homme et une femme pour assurer la descendance. Hors de la communauté, l’homme n’est pas homme.
Sans cette vision spirituelle de l’homme, on ne comprend la croissance que dans le sens matériel. Or dans un monde limité, cette croissance est forcément vouée à terme à l’échec. C’est difficile à dire et à admettre puisque l’économie contemporaine repose sur le principe de la croissance.
Par contre, si l’on prend en compte toutes les dimensions de la personne et de la communauté, les potentialités de croissance sont quasiment infinies. On peut ainsi imaginer une décroissance matérielle, tout en ayant une croissance globale. La satisfaction des besoins humains dépasse le cadre de la consommation. Une économie durable peut tout à fait se développer sur cette base. Cela demande d’être créatif et de savoir renoncer pour choisir la liberté.
«Ce n’est que dans un moment de contemplation que je peux avoir une vision globale du réel»
Vous relevez enfin l’importance de la contemplation dans toute démarche politique. C’est surprenant.
C’est essentiel et c’est une des forces de la spiritualité chrétienne qui distingue entre méditation, c’est-à-dire le retour sur soi-même et la contemplation, c’est-à-dire le fait de laisser la réalité s’imposer à mon intelligence. Ce qui dépasse de loin la dimension esthétique. Ce n’est que dans un moment de contemplation que je peux avoir une vision globale du réel. Si l’on admet que la politique est la science par excellence, il faut cette vision. Par exemple lorsque nous discutons de politique familiale, sommes-nous capables d’abord de contempler les enfants?
Un exemple vécu à la Constituante l’illustre assez bien. Des personnes soucieuses des droits de l’enfant ont voulu introduire le droit de vote à 16 ans. J’ai alors suggéré de voir la question par un autre bout. En défendant les droits de l’enfant que veut-on protéger? N’est-ce pas son insouciance, sa passion, parfois son arrogance, sa capacité à chercher, à s’interroger, à changer d’idée? Faire reposer sur ses épaules le poids de la décision politique est-ce bien la bonne voie? J’ai été très mal reçu par les défenseurs des droits de l’enfant, mais beaucoup m’ont remercié d’avoir exprimé cette opinion sans avoir eu peur de passer pour un méchant rétrograde qui refuse le progrès. (cath.ch/mp)
Damien Clerc: Petit manifeste de la démocratie chrétienne, Martigny, 2020, 80 p. peut être commander sur le site des racines aux étoiles