«En soins palliatifs, on parle toujours en projets de vie» (1/4)
Alexandre Stern, aumônier catholique en hôpital dans le canton de Vaud, accompagne régulièrement des personnes en fin de vie, notamment aux soins palliatifs. Il témoigne d’une rencontre qui l’a particulièrement bouleversé et qui l’a conforté dans l’idée que, souvent, parler de la mort, c’est d’abord parler de la vie.
«J’ai rencontré Ingrid* trois fois, dans un hôpital de la région lausannoise. Lors de la première rencontre, j’ai appris qu’elle avait une cinquantaine d’années et qu’elle souffrait d’un cancer qui se présentait plutôt mal. Un traitement était possible, mais avec peu de chances de succès. La rencontre n’a duré que quelques minutes. J’ai pu me rendre compte qu’il y avait une envie d’échanger, mais que ce n’était pas le bon moment.
Lutter pour eux
La seconde fois, Ingrid* m’a informé que son pronostic était très mauvais. Elle hésitait à se lancer dans ce traitement plutôt agressif. Pour une personne si jeune, la question de la mort se posait immédiatement avec une grande lourdeur. Pourtant, elle n’était pas en révolte. Elle me disait: ‘C’est comme ça dans ma famille, d’autres sont partis au même âge’. Elle avait un mari, des enfants assez jeunes. Je ressentais que c’était son soutien premier et que c’était pour eux qu’elle voulait lutter.
Ingrid* était croyante, mais pas dans un cadre confessionnel, ni dans une pratique. Elle avait la certitude de ‘quelque chose’ après. Comme je suis appelé à le faire dans mon travail, j’ai écouté ce qu’elle avait à me dire, j’ai identifié ses ressources. Dans son cas, c’était principalement sa famille, la bonne communication qui y régnait. Je sentais aussi qu’il y avait beaucoup d’amour entre eux. Elle leur a dit sans faux-semblant qu’il y avait de fortes probabilités qu’elle meure. Cette seconde rencontre s’est terminée dans l’expectative: ‘va-t-elle ou non faire le traitement’?
Paisible face à la mort
Je suis revenu la semaine d’après. Son mari était auprès d’elle. Elle m’a tout d’abord informé de sa décision de ne pas se lancer dans le traitement. Elle se préparait donc à mourir. C’était un moment très émotionnel. J’ai encore les images dans la tête. Alors que son mari retenait ses larmes, elle était étonnamment paisible. ‘Pour moi, ce qui viendra après, c’est que je resterai en lien avec ma famille par l’amour qu’on se porte les uns aux autres’. J’ai compris qu’elle avait fait un chemin intérieur d’une force extraordinaire. A ce moment-là, elle était encore inquiète pour sa famille, mais plus pour elle-même. J’étais frappé et admiratif du fait qu’elle ait fait ce chemin toute seule. Lorsque nous avons commencé à discuter, nous étions au cœur des questions de la vie et de la mort. J’étais reconnaissant qu’elle m’en parle. Et aujourd’hui, je me rends compte à quel point cela m’a fait progresser sur mon propre chemin spirituel.
Au-delà des mots
C’était un moment de grâce, où je n’étais pas en face d’une patiente, mais d’une personne qui ‘se disait’, dans cette relation incroyable qu’elle vivait à cet instant avec son mari. J’avais à entendre et à écouter, et c’était déjà beaucoup, une énorme chance. Par ma présence, quelque chose de cet ordre-là, du spirituel, a pu se dire entre eux de façon quelque peu ‘décadrée’. C’est là qu’est, je pense, notre principale fonction, en tant qu’accompagnants spirituels: mettre en place des espaces de parole où aborder les questions fondamentales qui nous habitent, notamment celles liées à la mort.
«Aux soins palliatifs, les médecins sont attentifs à l’entier de la personne»
Nous portons tous des croyances sur la mort, les athées autant que les autres. Mais quelles qu’elles puissent être, il s’agit de donner l’occasion aux personnes de donner sens à la maladie, à la mort, créer une histoire qui va leur permettre de traverser cette épreuve. En accompagnement, notre but n’est pas ‘d’imposer’ une morale quelle qu’elle soit. Cela n’aurait aucun sens. Quand Ingrid* me parlait, c’était profondément spirituel. Moi, je suis en bonne santé, elle va mourir, qui suis-je pour juger ses paroles? La personne que j’ai en face de moi est experte de sa vie et j’ai à écouter cela. Et cela fait résonner en moi mes propres questions et convictions par rapport à la mort. Mais là, il y a une économie de mots, au-delà des mots, il y a la vie, la mort, l’amour.
De l’ombre pour mieux voir la lumière
Je n’étais pas présent quand Ingrid* est partie. Parfois j’accompagne jusqu’au bout, parfois pas. Elle ne l’a pas demandé, et lors de ce genre de décès c’est habituellement la famille qui est présente.
Il faut prendre ce qui nous est donné. J’ai gardé de cette rencontre de très intenses souvenirs. Quand nous parlions de la mort, c’était pour mieux parler de la vie. Aux soins palliatifs, les médecins sont attentifs à l’entier de la personne. L’enjeu est de trouver comment vivre le temps qui nous reste, quels sont les projets que l’on peut encore avoir. En termes médicaux, notamment d’atténuation de la douleur, mais aussi en termes de vie personnelle, sachant que l’ont peut avoir de nombreuses choses à ‘régler’. Ce peut être se réconcilier avec sa famille, ou juste faire une dernière balade en montagne. La mort n’est pas mise de côté, elle est là, mais elle révèle la vie. Il faut de l’ombre pour que l’on puisse bien voir la lumière.
Trouver du sens
Le cas d’Ingrid* est le type d’accompagnement qu’on aime raconter. C’est une belle histoire, avec une rencontre qui se passe. Mais, il y a d’autres cas. Chaque parcours est différent, chaque personne, face à sa fin de vie, va donner sens, parce que c’est un processus humain.
C’est pourquoi je voulais aussi parler de Victoria*. Contrairement à Ingrid, elle était dans le déni, elle ne voulait pas évoquer la mort, ne réalisait pas qu’elle était en proche. Avec l’équipe des soins palliatifs, nous avons cherché à savoir ce dont elle avait envie, comment lui donner la possibilité de s’exprimer. Jusqu’au bout, elle est restée dans sa position de déni. Cela m’a renvoyé un sentiment d’impuissance. Dans ces cas-là, vous vous demandez ce que vous auriez pu faire pour cette personne. Mais finalement, je me suis dit: ‘C’est aussi un choix. Je suis là pour ouvrir des espaces qui permettent quelque chose, pas pour juger’. Le déni est aussi respectable que l’acceptation. Et peut-être qu’intérieurement ce qui a été mis en place lui a permis d’évoluer.
Ainsi, notre rôle est d’accompagner les personnes à trouver leur propre sens à ce qui leur arrive, et c’est au-delà de ce qu’on peut souhaiter ou envisager.» (cath.ch/rz)
*Prénoms fictifs
L'approche de la fin de vie est souvent une étape difficile. Mais à entendre les personnes actives dans les soins palliatifs, parler de mort, c'est d'abord parler de la vie