Argentine: au bord des routes fleurissent les saints «non canoniques»
Au bord d’une route, dans une campagne argentine quasi déserte. Soudain, surgit dans un tournant une forêt de petits cabanons peints en rouge. Tout autour, des fanions de la même couleur sang flottent au vent, et un «mural» dépeignant, adossé à une croix, le Gauchito Gil. C’est un oratoire dédié à un de ces personnages mythiques qui attirent les foules de dévots dans ce pays autrefois si catholique.
Alors que la proportion de catholiques en Argentine n’a fait que diminuer ces dernières années (ils étaient moins de 63 % en 2019, selon une étude du Conseil national de la recherche scientifique et technique CONICET), la foi populaire reste vive. Les saints «non canoniques» sont toujours tendance: parmi eux, le Gauchito Gil et la Difunta Correa, dont les «mausolées» parsèment les routes sur des milliers de kilomètres.
Dans la course à l’audience, ces «saints profanes», au bénéfice d’une «canonisation populaire», pourraient bien damer un jour le pion aux Vierges miraculeuses d’Argentine, comme la Vierge de Luján ou la Vierge du Rosaire de Saint Nicolas. Mais ces expressions de la religiosité populaire ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. Elles peuvent être successives, alternatives ou complémentaires.
«C’est notre Robin des Bois, il volait les riches pour donner aux pauvres»
Dans la main droite de Gauchito Gil, ce gardien de troupeaux de la pampa exécuté pour désertion au XIXe siècle, des bolas – un lasso à boules -, et des vêtements caractérisant le gaucho argentin: une chiripà (pagne-culotte), une large ceinture, un foulard et un ruban rouge dans les cheveux.
«C’est notre Robin des Bois, il volait les riches pour donner aux pauvres», nous déclare fièrement notre chauffeur. Si pour certains, c’était un vulgaire voleur de bétail, un fugitif accusé de tous les crimes de la région, pour d’autres, il était le «gaucho justicier», qui les vengeait de leurs malheurs, explique-t-il.
Espoir de miracles et de guérison
Le Gauchito Gil, de son vrai nom Antonio Mamerto Gil Núñez, attire sur sa tombe dans le cimetière «La Merced», chaque 8 janvier, des centaines de milliers de pèlerins de tout le pays et même du Brésil et du Paraguay voisins. Ils se rendent au sanctuaire de la «Cruz Gil» (La Croix Gil) érigé sur les lieux de son «martyre», où il fut mis à mort le 8 janvier 1878, près de Mercedes, dans la province de Corrientes, au nord-est de l’Argentine.
Son époque était caractérisée, dans la province, par des affrontements armés entre les deux factions politiques opposées, les «celestes» et les «colorados». Le gaucho martyrisé avait, selon la légende dorée, refusé de participer aux combats et de «tuer des frères».
Dans ce milieu inégalitaire, où à l’époque régnaient sans pitié les «terratenientes», les grands propriétaires terriens, un gardien de bétail comme le Gauchito Gil n’était pas le seul de son état à mourir de façon injuste. Aux yeux du petit peuple des peones, ces «martyrs» étaient touchés par la grâce de Dieu, obtenant le pouvoir de réaliser des miracles. Le phénomène des cultes aux gauchos miraculeux a constitué un véritable fait social dans toute la province de Corrientes tout au long du XXe siècle, et aujourd’hui plus encore !
L’Eglise ne considère pas le fameux gaucho comme un saint
Le Gauchito Gil est devenu le protecteur des voyageurs et des automobilistes. Les gens simples, qui viennent en masse au sanctuaire solliciter ses faveurs, en espèrent miracles et guérisons. Les pèlerins font des offrandes en remerciement des faveurs reçues (cigarettes, alcools, photos, bonbons…), et au milieu des innombrables échoppes qui encombrent le sanctuaire dédié au Gauchito Gil se vendent pêle-mêle, et dans un immense tohu-bohu, des marchandises de toutes sortes, des vêtements, de la nourriture, des ex-votos, des amulettes et des bannières de couleur rouge…
La tradition veut que l’on dépose près de sa tombe une bougie rouge et que l’on écrive un vœu sur un ruban de la même couleur. En espérant que ce «saint profane», qui est à la fois un frère, un justicier, un sauveur et un intermédiaire devant Dieu, fasse qu’il soit exaucé! Dans cette région rurale, le petit peuple a encore le souvenir de Mgr Alberto Pascual Devoto (1918-1984), premier évêque de Goya, connu comme «l’apôtre des pauvres», auquel d’aucuns associent volontiers la figure du «gaucho au grand cœur». Une certaine théologie de libération, dans le pays, qui veut récupérer l’héritage des luttes sociales, met en avant les figures de ces «gauchos justiciers».
Une occasion d’évangéliser
Ces dernières décennies, la position des autorités ecclésiastiques provinciales a beaucoup évolué, passant d’un rejet de ce culte populaire à une certaine reconnaissance. L’Eglise, si elle ne considère pas le fameux gaucho comme un saint ou un vénérable, accompagne cependant ces festivités et voit dans cette ferveur populaire une occasion d’évangéliser.
«Le magistère de l’Eglise nous dit que la religiosité populaire est une spiritualité authentique, c’est un lieu théologique où nous pouvons trouver Dieu, trouver Jésus», a déclaré cette année l’évêque de Goya, Mgr Adolfo Ramón Canecín. Et c’est là, à l’instar de l’attitude de Jésus envers les disciples d’Emmaüs, une manière d’essayer d’accompagner les pèlerins et les dévots avec un regard et un cœur de berger, souligne-t-il.
Ni canonisation ni diabolisation
Comme à l’accoutumée, le Père Julián Zini, vicaire épiscopal pour la culture du diocèse de Goya, a prié cette année devant la tombe du gaucho légendaire. Et comme chaque année, l’évêque du lieu a écrit une lettre pastorale, invitant les participants à «s’approcher de la Croix, à la contempler, à la toucher avec une foi profonde, afin que vous aussi puissiez entendre dans votre cœur les paroles de Jésus: «Père, pardonne-leur!».
Mgr Canecín rappelé que la présence de l’Eglise en ce lieu ne se fait «ni en canonisant ni en diabolisant les choses», mais d’abord en accompagnant en silence, puis ensuite en posant des questions, en catéchisant et en évangélisant, «afin de pouvoir amener cette religiosité populaire à la plénitude!»
Le Gauchito Gil a détrôné la Difunta Correa
Avant qu’au milieu des années 1990 le Gauchito Gil ne devienne le saint païen le plus populaire du pays, c’était la Difunta Correa qui, pendant des décennies, monopolisait au bord des chemins la dévotion des voyageurs argentins.
En poursuivant notre route, nous découvrons un autre lieu de culte qui nous semble étrange: devant ce qui paraît un autel de fortune se dresse une montagne de bouteilles en pet vides de plusieurs mètres de hauteur, un amas de pneus, d’assiettes, des fleurs, des bougies, déposés par des conducteurs de voitures, de bus et de camions. Ces oratoires, qui ressemblent de prime abord à des décharges sauvages, se rencontrent par milliers, disséminés le long des routes. «Ils sont là pour demander protection ou en guise de remerciements pour les miracles accomplis. Ils sont dédiés à la Difunta Correa«.
Morte de soif
De son vrai nom Marià Antonia Deolinda Correa, la Difunta Correa mourut dans la région désertique de San Juan, près de la cordillère des Andes, dans les années 1840. Elle voulait, son nourrisson dans les bras, rejoindre à pied son mari Clemente Bustos, recruté pendant les guerres civiles qui ravageaient le pays au milieu du XIXe siècle, et qui était en prison. Elle succomba, épuisée, mourant de soif et affamée au sommet d’une colline. Mais son bébé survécut, tétant encore le sein de sa mère quand il fut retrouvé trois jours plus tard par des paysans de la localité voisine de Vallecito.
Cette «sainte populaire», non reconnue officiellement par l’Eglise, occupe un rang envié parmi les «santos ruteros», ces personnages mythiques pour lesquels le petit peuple dresse des petits autels le long des routes. Le souvenir de Deolinda Correa est marqué le long des chemins par des montagnes de bouteilles d’eau que les fidèles déposent en offrande. Ils veulent ainsi compatir avec le sort de Deolinda Correa.
Des «saints» qui peuvent intercéder auprès de Dieu
«Je crois que l’Eglise catholique n’a jamais eu l’intention de béatifier Deolinda Correa parce que la foi du peuple l’a déjà béatifiée et canonisée. L’Eglise n’a pas besoin de promouvoir la sainteté de la défunte Correa. Cela ne nous concerne pas; ce qui nous importe, c’est l’accompagnement de ces personnes qui viennent au sanctuaire de Vallecito. Il est clair que celui qui fait les miracles, c’est Dieu, et Deolinda intercède», estime le Père Ricardo Doña. Ce prêtre fut pendant plusieurs années curé de la paroisse de Caucete, chargé de l’église de Vallecito.
Le Père Ricardo précise dans le journal «el Tiempo de San Juan» que les pèlerins ne se tournent pas vers la défunte Correa comme si elle était Dieu, mais ils l’a considèrent comme une âme qui intercède pour eux. «Cela n’a pas besoin d’être proclamé par l’Eglise, car cela a déjà été proclamé par le peuple».
La mort dans des circonstances tragiques de ces «saints populaires» les mettrait en position d’intercesseurs auprès de Dieu pour transmettre les prières des personnes en difficulté, estiment les pèlerins qui se rendent par centaines de milliers dans ces sanctuaires. Et les observateurs de ce phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur sont d’avis que leur popularité croissante s’explique par l’aggravation de la situation économique et le sentiment des petites gens que les élites au pouvoir sont indifférentes à leur sort. (cath.ch/be)
Argentine: Sanctuaire de San la Muerte, près de Mercedes, dans la province de Buenos Aires | © Guillermo Jones, flickr
San La Muerte, un culte à l’odeur de soufre
Si les dernières décennies en Argentine ont vu une participation massive aux pèlerinages dédiés aux Vierges miraculeuses et aux «saints populaires» comme le Gauchito Gil et la Difunta Correa, le culte à San La Muerte (Saint La Mort) se développe également et se fête autour du 15 août.
Ce «saint» est représenté par un squelette humain armé d’une faux. Son culte est présent avant tout au nord-est de l’Argentine, mais également au Paraguay et au sud du Brésil. La dévotion de San La Muerte comprend des prières, des rituels et des offrandes, qui sont donnés directement au saint dans l’attente de la réalisation de demandes spécifiques. Les offrandes peuvent inclure du sang humain, des boissons alcoolisées, des bougies et autres objets de valeur.
Manifestation païenne «diabolique»
Le culte à San La Muerte, qui a ses propres sanctuaires et ses oratoires au bord des routes, n’est pas reconnu par l’Eglise catholique, qui le considère comme une manifestation païenne et le dénonce comme «diabolique». On peut invoquer San La Muerte, qui est connu sous différents noms comme Señor de la Buena Muerte, San Esqueleto, Ayucaba, Señor que Todo Lo Puede, etc. – pour lui demander de faire du mal à quelqu’un. Pour les croyants, l’image du squelette armé d’une faux sert d’amulette, mais son efficacité expire si elle n’est pas bénie. Comme l’Eglise catholique refuse de bénir la statuette ou toute représentation de San La Muerte parce qu’il s’agit d’un culte païen, il est courant que ses fidèles assistent à la messe et exposent sa statuette lorsque le prêtre donne la bénédiction pendant la célébration. JB