Pour René Girard, ce qui nous est offert dans la Passion, c'est la possibilité de construire une nouvelle forme d’unité, totalement libérés de la violence. La crucifixion de Jésus, par le peintre Matthias Grünewald, retable d'Issenheim (1512-1516) | © domaine public
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Une lecture de la Passion qui change notre regard

Avec René Girard, le bouc émissaire cesse d’être une simple métaphore biblique pour devenir un concept à part entière, qui renouvelle notre compréhension de la Passion. Auteur de «Penser la foi chrétienne après René Girard», Bernard Perret, l’un des meilleurs connaisseurs de l’anthropologue, nous en livre les clés.

Décédé en 2015, l’anthropologue René Girard a laissé une œuvre impressionnante qui a fait souffler un vent nouveau sur l’anthropologie religieuse et irrigué les sciences humaines et sociales comme la théologie. Dans son livre «Penser la foi chrétienne après René Girard», l’essayiste français Bernard Perret, considéré comme l’un de ses meilleurs connaisseurs en France, explore la dimension chrétienne de l’œuvre de l’anthropologue. Grâce à sa théorie du bouc émissaire, la Passion du Christ prend un visage différent, aussi différent que cette Pâques qui se déroule cette année sans messe ni repas de famille, ni chasse aux œufs …

L’essayiste français Bernard Perret | © DR

Qui est pour vous René Girard au regard de notre compréhension du christianisme? 
Pour moi, Girard est le premier auteur qui a ouvert la voie d’une compréhension anthropologique du message chrétien et d’une compréhension de Dieu totalement indemne de toute violence. Il permet aussi de repositionner la question morale évangélique comme une question anthropologique, c’est-à-dire que derrière cette question, il y a, plus profondément, une question qui tourne autour de la conversion du désir, c’est-à-dire d’une capacité autocritique à l’égard de son propre désir et de compréhension de ce qui dans nos propres désirs conduit à la violence et au meurtre. Donc à travers ces trois éléments, en réalité, il y a des points d’ancrage pour réunifier une démarche de foi et une démarche de compréhension de ce que nous sommes nous-mêmes et de ce qu’est la société et la culture humaine.

René Girard développe la notion du «désir mimétique», de quoi s’agit-il?
Le «désir mimétique» est chez Girard le désir d’imiter ce que l’autre désire, de posséder ce qu’il possède. Non que cette chose soit précieuse en soi, ou intéressante, mais le fait même qu’elle soit possédée par un autre la rend désirable, au point de déclencher des pulsions violentes pour se l’approprier. Selon lui, nos désirs imitent ceux des autres et de là naissent les rivalités et la violence, qu’il appelle mimétique.

«Ce mécanisme fait que nous construisons nos unités et nos identités sur le dos d’un souffre-douleur»

Pour beaucoup, c’est la métaphore biblique du bouc émissaire qui résume le mieux sa pensée. Comment s’articule-t-elle dans nos sociétés?
Prenons une expérience que tout le monde peut faire. Si vous êtes au restaurant avec un groupe d’amis, l’ambiance devient tout de suite bien meilleure quand on a identifié un souffre-douleur dont on peut unanimement dire du mal et qui nous met tous d’accord. Avant, on brûlait les sorcières. Aujourd’hui, nous sommes suffisamment lucides pour ne pas aller jusqu’au bout, mais nous observons toujours ce mécanisme dans les phénomènes de lynchage médiatique ou de harcèlement scolaire.

Le bouc émissaire

C’est donc un mécanisme qui fait que pour être unis, nous sommes contre quelqu’un?
Exactement. Ce mécanisme fait que nous construisons nos unités sur le dos d’un souffre-douleur. Girard montre que grâce au christianisme et à l’héritage chrétien, nous sommes capables de nommer ce mécanisme, car nous savons ce qu’est un bouc émissaire. Il souligne que ce mot n’existait pas dans les sociétés qui ont précédé le christianisme. Résultat, il fonctionnait à plein parce que les hommes n’en étaient pas conscients. Plus nous en sommes conscients, moins il fonctionne.

Mais ce mécanisme a connu un autre développement, non?
Oui, Girard va plus loin en disant que nos sociétés, qui ne sont pas encore totalement converties au christianisme mais imprégnées de culture chrétienne, ont fait de la promotion du statut de victime un nouveau moyen pour dire du mal de quelqu’un et continuer à exercer une certaine forme de violence collective. Parce que là, quand on est soi-même une victime ou que l’on prend parti pour elle, on a le droit d’exercer une certaine violence.

«En se mettant lui-même dans la position du bouc émissaire, Jésus dévoile ce mécanisme en le désactivant»

En quoi cette métaphore du bouc émissaire éclaire-t-elle le message chrétien?
Elle permet de comprendre que Jésus dévoile ce mécanisme en le désactivant en quelque sorte, en se mettant lui-même dans la position du bouc émissaire. L’évangile de Luc le dit très clairement, quand il met dans la bouche du grand prêtre cette phrase à double sens: «Il vaut mieux qu’un seul homme meurt pour le peuple». Il y est aussi dit que le jour de la crucifixion du Christ, le roi Hérode et Pilate devinrent des amis. Jésus se met donc délibérément dans la position du bouc émissaire, qui fait l’unanimité contre lui, y compris celle d’anciens ennemis comme Hérode et Pilate

Selon René Girard, cette métaphore du bouc émissaire est constitutive d’une sorte de péché originel de la civilisation. Qu’entend-il par-là?
Girard nous permet de comprendre que la culture est née d’un tel mécanisme d’expulsion, à partir du moment où des pré-humains ont compris que dans des crises de violence mimétique qui menaçaient l’unité de leur groupe, ils pouvaient trouver la paix en tuant ou en expulsant l’un d’entre eux. La grande découverte de Girard est l’universalité de cette logique sacrificielle. Présente à l’origine dans le religieux, cette logique a été à l’œuvre dans les rites sacrificiels, puis dans tout l’édifice de la culture. Et donc, c’est bel et bien un péché originel de la culture et qui est toujours présent au milieu de nous.

«Ce qui nous est offert dans la Passion, c’est la possibilité de construire une nouvelle forme d’unité, libérés de toute violence.»

Donc, selon lui, Jésus n’offre pas ses souffrances à un Dieu vengeur en compensation des fautes commises par les hommes, c’est presque l’inverse?
Dans l’interprétation de Girard, ce qui nous est offert dans la Passion, c’est la possibilité de nous unir autour des victimes, dont le crucifié nous donne l’image universelle, et de construire une nouvelle forme d’unité, libérés de toutes formes de violence. Cette vision rejoint des intuitions qu’ont toujours eu les grands mystiques, mais Girard clarifie les choses en marquant bien la différence entre cette juste interprétation du christianisme et tout ce qui continue à véhiculer dans l’imaginaire chrétien l’idée d’un Dieu punitif.

Le Christ a changé notre regard sur la mort | DR

Qu’est-ce qui se joue selon lui, dans la Passion du Christ?
Ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement la traversée de la mort, c’est aussi celle de la violence. Le théologien britannique James Alison, qui applique depuis longtemps la théorie anthropologique de Girard à la théologie chrétienne, montre l’importance de réintégrer ce mécanisme violent par lequel est mort Jésus dans sa concrétude de lynchage. Il dit et je le cite: «Le Christ n’est pas seulement venu vaincre la mort, mais aussi changer notre regard sur la mort. Pour nous, la mort est aussi inséparable de la réalité de la honte, de l’impuissance, de la douleur, de l’échec et de la perte.

Jésus ne s’est pas borné à aller occuper l’espace de la mort dans un sens abstrait (…), il est allé occuper l’espace où l’on est un humain rejeté, pour que d’autres puissent survivre. En d’autres termes, il a marché vers la mort en tant que victime, c’est-à-dire en tant que personne contre laquelle les autres se liguent. Pourquoi est-ce important ? Parce que cela nous surprend dans la pire disposition où nous pouvons nous trouver. L’espace de la victime est celui qu’aucun de nous ne veut occuper, jamais et en aucun cas. Et si d’aventure nous l’occupons, c’est en hurlant en en nous débattant.»

L’injustice étant à la base de la désignation de cette victime, on ne souhaite à personne d’être pris pour bouc émissaire…
Oui et en prenant lui-même la place du bouc émissaire, de la victime innocente et pardonnante, Jésus donne sa vie pour nous dévoiler cette logique qui nous enferme dans des rivalités mortifères. Il nous aide à essayer de dépasser cette logique.

C’est en effet un renversement de perspective … 
Cela nous permet de nous libérer de la peur de la mort comme malédiction, parce c’est une position qu’on traverse par la Résurrection. Sa vision nous permet donc de comprendre cette mort comme quelque chose dans laquelle nous avons été précédés par Dieu, qui nous tend la main pour nous montrer qu’elle peut être traversée et dépassée, si nous acceptons de lui emboîter le pas dans cette démarche de don de soi. 

René Girard | © DR

René Girard, un pionnier
René Girard (1923 – 2015) est un ancien élève de la prestigieuse Ecole des chartes. Converti au catholicisme, il a fait toute sa carrière aux Etats-Unis. Professeur émérite de littérature comparée à l’université Stanford et à l’université Duke aux États-Unis, il est l’inventeur de la «théorie du désir mimétique», qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, cherche à fonder une nouvelle anthropologie de la violence et du religieux.
Cette théorie constitue à l’instar de l’évolution de Darwin un exemple rare d’une théorie en sciences humaines qui a devancé de nouvelles découvertes en sciences expérimentales de plusieurs décennies. L’œuvre de René Girard peut se voir comme une construction sur trois niveaux. Le premier niveau est la théorie du désir. Le second est la théorie du sacré et l’origine de la culture, le dernier consiste en l’utilisation de cette connaissance pour relire les textes judéo-chrétiens.

La mort comme don de soi, donc?
Oui, car c’est ainsi qu’elle apparaît dans l’évangile de Jean, qui emploie abondamment le langage du don. La mort comme don de soi, où nous prenons exemple sur Dieu lui-même qui se donne à nous. Du coup, nous nous donnons aux autres et nous le suivons dans cette traversée de la mort. C’est cela que nous sommes amenés à essayer de vivre dans cette période où la mort est dramatiquement présente … 

«Cela nous permet de nous libérer de la peur de la mort comme malédiction, parce c’est une position qu’on traverse par la Résurrection.»

Précisément, en cette période de pandémie liée au coronavirus, l’anxiété par rapport à la mort est vécue au quotidien. La vision de René Girard apporte-t-elle un message d’espoir?
Cette vision d’espoir est très mystérieuse et très mystique. Elle consiste à croire que ce qui s’est passé au cours de la Passion du Christ est vraiment une irruption du divin dans nos vies. Dieu lui-même est venu dans l’histoire des hommes pour la transformer.

Donc la Passion plutôt comme don et non comme sacrifice?
Exactement. Quand je pense à tous ces soignants aujourd’hui qui se donnent, ils vivent à leur manière ce don, et nous sommes invités à donner encore plus de sens à tout cela à travers les rites chrétiens, en le reliant à l’idée d’une nouvelle création.

Qu’entendez-vous par nouvelle création?
La fondation de l’humanité comme communauté fondée sur la Résurrection du Christ et dont l’unité ne repose plus sur une violence cachée. Ce qui est offert par la mort du Christ, résume le théologien James Alison, c’est la possibilité pour les humains de former une société qui n’exige ni victimes ni exclusion. 

«La mort du Christ offre la possibilité pour les humains de former une société qui n’exige ni victimes ni exclusion.»

Et qu’en est-il de la religion chrétienne, si on la considère comme une voie de salut offerte par Dieu à tout un chacun?
Dans la perspective de René Girard, le salut se révèle d’abord comme un savoir. Refuser le Royaume de Dieu, dit-il, c’est d’abord refuser le savoir qu’apporte Jésus, le savoir de la violence et de ses œuvres. Pour Girard, la violence est ainsi indissociable d’une volonté de ne pas savoir, alors que la connaissance de ce savoir est une force de transformation profonde, individuelle comme sociale. 

C’est en effet une vision qui casse les codes, car le salut a toujours été compris par les chrétiens comme une promesse d’éternité adressée à chacun…
En effet, et pour le théologien James Alison, la mort et la résurrection du Christ sont susceptibles d’induire un nouvel imaginaire, capable de transformer les hommes en profondeur. Mais il précise que la prise de conscience de notre propre implication dans la violence est la seule voie possible pour découvrir le vrai visage de Dieu… (cath.ch/cp)

Penser la foi chrétienne après René Girard, de Bernard Perret, éd. Ad Solem, 2018.

L’influence de René Girard sur la théologie.
Après La Violence et le Sacré (1972), Le Bouc émissaire (1982) et Christianisme et modernité (2009), nombreux sont les théologiens qui ont intégré la pensée de René Girard à la théologie chrétienne. Parmi eux, le thurgovien Raymund Schwager, premier théologien à avoir entretenu une correspondance très fournie avec René Girard, le britannique James Alison, ou encore l’américain John Williams. On trouve également chez les protestants Robert Hamerton-Kelly, et son ouvrage La violence sacrée : L’herméneutique de la croix de Paul, sur les épîtres de Paul à partir de René Girard. Parmi ce courant de travaux théologiques qui se poursuivent, citons la parution, en 2017, de l’important ouvrage collectif The Palgrave Handbook of Mimetic Theory and Religion, aux éditions Palgrave Macmillan, qui réunit 70 auteurs, dont des anthropologues, des sociologues et une part importante de théologiens. CP

Pour René Girard, ce qui nous est offert dans la Passion, c'est la possibilité de construire une nouvelle forme d’unité, totalement libérés de la violence. La crucifixion de Jésus, par le peintre Matthias Grünewald, retable d'Issenheim (1512-1516) | © domaine public
9 avril 2020 | 17:00
par Carole Pirker
Temps de lecture : env. 9  min.
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