Sergio Ferrari: témoignage d'un survivant de la dictature argentine
«Quand nous avons reçu en prison un exemplaire du Nouveau Testament grâce aux pressions de Mgr Vicente Faustino Zazpe, l’archevêque de Santa Fe, ce fut un immense cri de joie: le premier texte sous nos yeux après près de deux ans sans aucune lecture…», lance Sergio Ferrari, prisonnier de la dictature argentine de 1976 et réfugié en Suisse fin 1978.
L’Argentin, de nationalité suisse depuis 1998, décrit pour cath.ch son passage dans les geôles de la dictature argentine et le rôle que des chrétiens progressistes ont joué durant sa détention et pour sa libération. Il livre son témoignage avant la parution, le 24 mars 2020, de l’ouvrage collectif Ni fous, ni morts, qui décrit, souvent avec humour, la vie des prisonniers politiques dans l’établissement pénitentiaire de haute sécurité de Coronda.
Ni fous, ni morts
Sergio Ferrari, ancien chargé de presse et de communication de l’ONG E-Changer, journaliste dans divers médias, notamment au Courrier, est la cheville-ouvrière de l’ouvrage collectif Ni fous, ni morts, publié ce mois-ci aux Editions de l’Aire, à Vevey. Il sera présenté au public le 24 mars, anniversaire de l’instauration de la sanglante dictature du général Jorge Rafael Videla en 1976.
Le nouvel ouvrage est la version française du livre Del otro lado de la mirilla —Olvidos y memorias de la cárcel de Coronda, 1974-1979, un recueil de témoignages rédigé par un collectif de 70 ex-détenus politiques de Coronda réunis au sein de l’association «El Periscopio» (Le Périscope). JB
Militant engagé depuis des décennies dans les milieux altermondialistes, de la solidarité internationale et syndicaux, Sergio Ferrari est l’un des quelque 1’153 opposants passés, à la fin des années 1970, par la prison de Coronda, située entre Rosario et Santa Fe, à quelque 500 kilomètres au nord-est de Buenos Aires.
Etudiant en histoire et en anthropologie, militant de la JUP, la Jeunesse universitaire péroniste, Sergio Ferrari avait alors 22 ans. Il était un des responsables syndicaux au sein du Front étudiant de Rosario quand il a été arrêté avec son frère Claudio le 10 mars 1976, dans un pays qui vivait déjà dans un climat pré-dictatorial.
Jeune cadre militant
Deux semaines plus tard, le général Videla, le 24 mars 1976, organisait un putsch militaire donnant naissance à ce que celui-ci appela le Processus de réorganisation nationale, un euphémisme cynique pour une dictature militaire sanglante qui dura jusqu’en 1983 et fit 30’000 «disparus», 15’000 fusillés et 9’000 prisonniers politiques, sans parler de 1,5 million d’exilés internes et externes.
L’arrestation
«En tant que militant, je vivais déjà depuis 1975 en semi-clandestinité, car l’armée était déjà dans la rue et établissait des barrages. J’étais recherché pour mon travail social et de propagande. Quand des éléments en civil ont encerclé la maison pendant la nuit, Claudio et moi avons pensé qu’il s’agissait de nervis des escadrons de mort de la Triple A, l’Alliance anticommuniste argentine. Nous avons fui par les toits, mais ensuite, des forces de sécurité sont arrivées et ont encerclé le quartier, lançant des fusées éclairantes. Nous avons été capturés après trois heures de recherches».
Comme l’opération avait éveillé le quartier, les gens ont vu que Sergio et son frère avaient été arrêtés, ce qui a permis qu’ils ne soient pas «portés disparus». Très rapidement les avocats ont enclenché une procédure d’habeas corpus. «Nous avons été enregistrés comme prisonniers. Si nous avions été pris après le coup d’Etat, quelques jours plus tard, on aurait pu disparaître sans laisser de traces, comme beaucoup de militants, de prêtres, de religieuses, d’intellectuels progressistes».
Au Pavillon des ‘irrécupérables’
La prison de haute sécurité était dirigée par la gendarmerie nationale, dépendant de l’armée. Les prisonniers politiques le découvriront plus tard: le système de mauvais traitement et de torture auquel ils étaient soumis avait été élaboré scientifiquement par divers chercheurs. Daté du 7 avril 1977, dénommé opération «Campagne Retraités», ce programme était en charge du commandement du Second corps d’armée.
Après un passage au quartier général de la police de Rosario et à la prison de la ville, Sergio et un groupe d’autres détenus ont été amenés le 2 mai à Coronda. «Nous étions enfermés dans une cellule de moins de 9 m2, au Pavillon 5, celui des ‘irrécupérables’, durant 23 heures à l’isolement, sans aucun contact physique avec les autres détenus».
Système scientifique de déshumanisation
Le but: par toutes sortes de mauvais traitements et de torture, faire passer à jamais l’envie de militer pour changer les structures d’une société sans démocratie et fondamentalement injuste. «Il s’agissait d’un plan systématique d’isolement, de destruction psychologique et d’anéantissement de nos consciences»
«Si vous sortez d’ici, ce sera fous ou morts»: c’est ainsi que s’adressait aux détenus Adolfo Kushidonshi, un des directeur de la prison de Coronda, résumant ainsi les objectifs de la «Campagne Retraités». Cette opération psychologique secrète de la dictature était destinée à briser et soumettre les prisonniers politiques. «Ce régime brutal voulait anéantir chez nous toute velléité de recommencer à militer».
Les prisonniers font de la résistance
Mais, constate avec satisfaction Sergio Ferrari, cela n’a pas marché, les prisonniers ont fait preuve de résilience. Comme les détenus étaient dans un isolement total, avec interdiction de se coucher pendant la journée, de faire de la gymnastique, sans travail, sans livres, ils ont inventé des stratagèmes: un périscope, fait d’un brin de paille de balai, avec un éclat de miroir, pour surveiller, à travers les trous de la porte, les allées et venues des gardiens, l’usage de la tuyauterie des wc, pour communiquer d’une cellule à l’autre.
«On vidait les wc et on pouvait ainsi communiquer avec la cellule située au-dessous ou au-dessus. On utilisait la ‘paloma’ (le pigeon), un fil de pêche, qui nous permettait de faire passer des messages des fenêtres d’une cellule à l’autre. Une nuit, quand un détenu étouffait en raison d’une crise d’asthme et que le gardien lui avait confisqué ses médicaments, avec la ‘paloma’, en 20 minutes, on a pu faire passer le médicament dont disposait un autre détenu, de fenêtre en fenêtre, sur 80 m!»
Solidarité entre prisonniers politiques
Pour éviter d’être détruits psychologiquement, les prisonniers ont ainsi pu, malgré l’isolement dans leur cellule, échanger: «On avait tout le temps, on se racontait des films, des pièces de théâtre, des livres. Il s’agissait de conversations sur des sujets idéologiques, politiques ou culturels, d’exposés, de cours… Certains, qui n’avaient même pas fréquenté l’école primaire et jamais eu accès à ce type d’échanges, se sont ainsi formés. La prison a été pour beaucoup une école de résistance, et aussi un lieu de savoir!»
«Les camarades avaient ainsi la possibilité d’échanger, d’être accompagnés, de ne pas être seuls. Et là, dans cette atmosphère de solidarité entre prisonniers politiques, les différences idéologiques s’effaçaient». Au départ, les prisonniers politiques formaient un groupe très hétérogène du point de vue social et culturel.
Chrétiens progressistes et marxistes
»Il y avait des ouvriers, des paysans, des gens des bidonvilles, des étudiants, des marxistes, des trotskystes, des péronistes Montoneros, des membres de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP), du Parti ouvrier (PO), du Parti communiste, des indépendants, des juifs, des athées, des chrétiens progressistes, comme le Père Santiago Mac Guire, un des fondateurs à Rosario du mouvement des ‘Prêtres du Tiers-Monde’… Cette diversité, à l’extérieur, aurait provoqué des conflits et des polémiques stériles. Mais c’était, dans la prison, le terreau qui nourrissait nos échanges».
Dans le «pavillon des irrécupérables», beaucoup d’activistes avaient des racines chrétiennes et étaient liés à la tendance progressiste de l’Eglise. «Une réalité très présente, entre autres, dans le mouvement péroniste. Mgr Zazpe, qui s’engageait pour les prisonniers et leurs familles, a réussi, en faisant pression publiquement, à entrer dans notre pavillon en 1976, pendant la Semaine sainte. «Il avait mené une lutte acharnée avec nos familles. C’était le premier à rompre notre isolement après le coup d’Etat».
Mgr Zazpe, solidaire des prisonniers et de leurs familles
Aux dires des «survivants» de Coronda, c’était l’une des rares personnalités à s’être battue pour eux, avec quelques pasteurs, des évêques protestants et des rabbins qui recevaient régulièrement leurs proches, les réconfortaient et les soutenaient. En mai 1977, Mgr Zazpe avait réussi à faire entrer le Nouveau Testament dans la prison – une version «révisée» par les militaires – mais on lui avait interdit d’apporter l’Ancien Testament.
Dans le Livre des Macchabées, on aurait pu apprendre des tactiques de guerre!
Quand la Bible devient subversive
»L’excuse des gendarmes était que, dans le Livre des Macchabées, on allait y apprendre des tactiques de guerre! Mais pour nous, l’accès à la Bible était un cadeau merveilleux. Jusque-là, la seule chose que l’on avait pu lire pendant presque deux ans, c’étaient les prescriptions sur les boîtes de médicaments…»
Quand Mgr Zazpe est venu nous voir, souligne Sergio Ferrari, il était accompagné de l’aumônier de la prison, Guadagnoli, qui l’accompagnait et le surveillait. Cet aumônier faisait pression sur les prisonniers et leur demandait, par exemple: «A quelle organisation appartiens-tu ? Dis-moi, tu as posé combien de bombes ?»
Les deux visages de l’Eglise argentine
«Nous avions là les deux visages de l’Eglise argentine, celui, compatissant et solidaire, de Mgr Zazpe, et celui de l’aumônier, se comportant comme un vrai flic!» Fils du pasteur méthodiste Alberto Ferrari, issu d’une famille originaire du Piémont, Sergio et son frère Claudio, étaient emprisonnés sans jugement, comme 80 % des prisonniers politiques de l’époque. C’était des «prisonniers à disposition du pouvoir exécutif» (PEN) et ils ont été libérés grâce à l’engagement de milieux d’Eglise.
«Nous avons été adoptés comme prisonniers d’opinion par Amnesty International»
«Mon père connaissait bien l’évêque méthodiste Federico Pagura, un grand ami de la famille, qui est intervenu auprès du Conseil œcuménique des Eglises (COE) à Genève. Nous avons aussi été adoptés comme prisonniers d’opinion par Amnesty International».
Les frères Ferrari ont été sauvés grâce à la pression internationale et aussi dans le cadre d’une particularité de la Constitution argentine d’alors, appelée «droit d’option». Les détenus PEN pouvaient troquer leur détention pour l’expulsion du pays, tout en restant de jure prisonniers sans possibilité légale de retour. De Coronda, seuls une dizaine de détenus ont pu sortir de cette manière. «Il fallait qu’un pays étranger accorde un visa, et la Suisse l’a fait!» (cath.ch/be)
Une minorité d’ecclésiastiques opposés à la dictature
Une poignée d’ecclésiastiques, dont les membres du Mouvement des prêtres pour le tiers-monde (Movimiento de sacerdotes para el tercer mundo MSTM), et des évêques comme Mgr Jorge Novak (Quilmes), Mgr Miguel Hesayne (Viedma), Mgr Vicente Faustino Zazpe (Santa Fe), Alberto Pascual Devoto (Goya), Carlos Horacio Ponce de León (San Nicolás de los Arroyos) et Enrique Angelelli (évêque de La Rioja, assassiné le 4 août 1976, dans le cadre du terrorisme d’Etat), ont affronté la dictature militaire au pouvoir jusqu’en 1983.
La grande partie de la hiérarchie ecclésiale argentine a été pour le moins indifférente voire complice de graves violations des droits de l’homme et particulièrement des persécutions et des agressions contre les laïcs engagés et le clergé progressiste. Selon Mouvement œcuménique pour les droits de l’homme (MEDH), durant la dictature militaire, un évêque et au moins dix-huit prêtres ont été tués ou sont portés disparus. Dix autres ont été emprisonnés, trente ont été kidnappés et envoyés dans des centres de détention clandestins puis libérés. Onze séminaristes ont été tués ou sont portés disparus et plus de cinquante laïcs catholiques ont été victimes d’une répression illégale. JB